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To The Bone: L'Anorexique Malveillante (11 000 mots)

Publié le par Kevin

L'oeil du démon (Oeil unique).

L'oeil du démon (Oeil unique).

Avertissement :

Vous vous apprêtez à lire un article dans lequel je dis du mal du personnage principal d’un film dans lequel celui-ci est anorexique. Il est donc facile à comprendre que je vais également, dans une certaine mesure, dire du mal des anorexiques en général, ou d’un certain type d’anorexique. Pour dire les choses simplement, je vais examiner l’idée qu’Ellen est très volontairement très malveillante vis-à-vis des personnes qui l’entourent.    

Je ne destine cet article qu’aux personnes qui sont dans la position de regarder certaines des réalités de cette maladie en face, qu’elles soient concernées ou non. Par pitié, si vous pensez qu’un tel article peut vous blesser ou vous être nocif, passez votre chemin.

Aussi, si vous trouvez ce que je dis désagréable, pensez bien que personne n'est obligé de lire cet article et que ce que je dis n'est pas du tout un point de vue répandu. Cette mise en garde a besoin d'exister et ma motivation est qu'elle existe, pas qu'elle soit la perception prédominante.

D'ailleurs, la même chose peut être dite du film. J'ai vu plusieurs reviews qui l'accusaient de faire l'apologie de l'anorexie (ce qui est faux) et j'ai été assez sidéré de voir des personnes considérer comme une attaque légitime l'idée qu'il pouvait occasionner des rechutes. Si je survis à un horrible crash de train meurtrier résultat de mesures de sécurité catastrophiques, ne serait-il pas ridicule que je vienne me plaindre qu'une oeuvre basée sur le drame m'a rappelé des moments horribles et a ravivé un traumatisme dont j'avais eu du mal à me remettre ? Ne me répondrait-on pas: "Pourquoi l'as-tu regardé si ça risquait de te faire du mal ?"

Si l'on peut interdire aux gens d'aborder des sujets difficiles parce qu'ils sont difficiles, comment parle-t-on des sujets difficiles ? La solution au problème serait plutôt qu'il y ait des centaines de films sur l'anorexie la multiplicité des points vues permettrait de relativiser ceux qui seraient problématiques. Par contre, en faire un sujet tabou ne résoud rien mais rend en plus le moindre point de vue exprimé terriblement grave.

 

(Le début de l'analyse est explicitement indiqué plus bas si vous désirez immédiatement vous y rendre et éventuellement relire ces avant-propos plus tard).

 

Deuxième point :

J’ai récemment entendu, dans un dolama coréen, une réflexion qui m’a infiniment soulagé parce qu’elle résumait un sentiment complexe qui s’est construit en moi au fur et à mesure de ces années d’analyses : « Plus les ambitions sont malhonnêtes, plus il est facile de faire semblant. » Je dirais aussi « Plus les intentions sont mauvaises, plus le mensonge est facile. »

Très souvent en écrivant mes articles, je me retrouve à accuser des personnages de duplicité, d’hypocrisie, d’avoir des intérêts cachés et des intentions malveillantes. Le problème, c’est que l’on se dit spontanément que plus le but d’une personne est mauvais plus elle aura du mal à cacher sa duplicité.

Mais la réalité est que plus l’on est prêt à infliger quelque chose de monstrueux à quelqu’un, moins l’on a de scrupule à « violer son individualité » et donc à lui mentir sans gêne ni maladresse et en poussant les choses extrêmement loin. Une fille aura du mal à faire croire à un garçon qu’elle est amoureuse de lui cela pour obtenir qu’il lui avance cinq euros, par contre, elle n’aura pas autant de mal à le faire s’ils travaillent dans la même entreprise et qu'elle espère déclencher chez lui des comportements qu’elle pourra faire passer pour du harcèlement sexuel, le faire renvoyer et prendre sa place.

Le second objectif est bien plus immoral et odieux que le premier et la fille prête à viser le renvoi de son collègue est nécessairement plus immorale que celle prête à lui voler 5 euros, donc meilleure menteuse, mais l’objectif lui-même de par sa gravité fait également tomber les barrières de scrupules que la personne pourrait avoir.

Ainsi plus l’on soupçonne quelqu’un de quelque chose d’odieux, plus on peut s’imaginer qu’il ait menti et prétendu à la perfection pour atteindre son but. Pensée terriblement dangereuse car l’on peut se retrouver à croire quelqu’un d’entièrement innocent coupable du pire. C’est pour cette raison que lorsque j’analyse un film, j’accorde d’abord mon entière confiance aux personnages pour ne douter de leur sincérité qu’en parallèle avec les autres indices que je pourrais trouver de leur duplicité mais c'est une autre histoire.

Bref, si j’aborde ce phénomène c’est parce que je m’apprête à accuser Ellen de choses très sérieuses et que j’estime son comportement calculateur et mensonger à un degré assez grand.

 

Troisième point :

La construction narrative de To The Bone est assez particulière.

Le film semble avoir été écrit de manière à faire le tour des expériences possibles pouvant aider une anorexique à inverser la vapeur, cela d’une manière purement optimiste et idéale (je m’explique dans un instant) et au prix du réalisme immédiat de l’œuvre (ce qui n’a pas vraiment d’importance.)

Evidemment, rien ne semble parfait dans le film puisque la petite équipe rencontre beaucoup de difficultés, d’obstacles et que finalement la thérapie se solde par un drame et un échec. Cependant, les personnages et les dynamiques qu’ils soulèvent font de la situation, la plus optimale qu’Ellen puisse rencontrer et cela de manière assez peu réaliste.

Ellen apprend d’une femme et de sa fille qu’elles attendent depuis six mois pour que cette dernière puisse être acceptée dans le programme du Docteur Beckham. Ellen est donc une privilégiée. Bien sûr, pas la peine d’être une privilégiée dans la vraie vie pour participer à une thérapie de groupe, mais le fait d’être mise dans cette position est déjà un bon présage pour l’anorexique, se sentir une élue se trouvant être un terrain psychologique propice pour évoluer dans la bonne direction.

To The Bone: L'Anorexique Malveillante (11 000 mots)

Ensuite, il y a dans le groupe une femme enceinte. Avoir un enfant est réellement un objectif qui peut pousser la jeune fille anorexique à se motiver à prendre à nouveau soin d’elle. Il y a dans le groupe une jeune femme intubée « épouvantail » qui rappelle ce qui attend Ellen si elle ne réagit pas. Il y a une fille boulimique. L’anorexique est terrorisée à l’idée de ne pas s’arrêter de manger si elle commence, et de devenir énorme. Ellen ici à sous les yeux une fille obèse qui est cependant EN VIE, assez mignonne et plutôt sympathique preuve que cela ne serait pas si catastrophique de devenir grosse. Il y a une fille qui s’appelle Anna, prénom que les anorexiques donnent à leur double imaginaire parfait. Anna est donc ici mortelle et incarnée. Enfin, il y a Luke, un jeune homme hyper charmant, hyper charmeur, qui jette immédiatement son dévolu sur Ellen et va admirer son art, sa beauté, sa personne et patati et patata alors qu’elle est absolument infecte et certainement pas attirante (L’actrice est belle bien sûr, je ne parle pas de ça).

Je pense donc que cet excès d’éléments propices au rétablissement d’Ellen (Par mécanisme de transfert il me semble) font ressembler le film à un essai plus qu’à une simple histoire. Pas de manière très problématique, mais un peu gênante lorsque tous les personnages semblent terriblement intelligents et compréhensifs vis-à-vis du personnage principal, et donc, un peu unidimensionnel, à tel point que je me suis demandé à un moment si Ellen ne serait pas la seule personne à être réellement malade dans cette maison et que les autres seraient tous formés pour lui apporter exactement ce dont elle a potentiellement besoin. Luke surtout est bien trop mature et solide pour un jeune homme de 40 ans, surtout qu’il n’en a que 19.

Groupe de patients ou équipe de soignants réunis autour de la seule malade ? La thérapie de Beckham est censée être radicale. Rien ne vient jamais justifier ce terme. Beckham est très peu présent et sa sortie « jets d’eaux » n’a rien d’exceptionnel. La radicalité de la thérapie serait-elle qu’elle se trouve être une mascarade complète tournée vers le rétablissement de l’anorexique ?

Groupe de patients ou équipe de soignants réunis autour de la seule malade ? La thérapie de Beckham est censée être radicale. Rien ne vient jamais justifier ce terme. Beckham est très peu présent et sa sortie « jets d’eaux » n’a rien d’exceptionnel. La radicalité de la thérapie serait-elle qu’elle se trouve être une mascarade complète tournée vers le rétablissement de l’anorexique ?

Ainsi, il est difficile pour moi d’analyser le film alors que les interactions sont si écrites, utiles et peu probables tout en considérant que les choses sont censées réellement se passer de la sorte. Il est difficile d’émettre un jugement sur des comportements qui semblent si terriblement forcés et même scriptés, produits dans le seul but d’aider Ellen à guérir, tout en étant joué à la perfection par les acteurs comme étant des comportements purement spontanés.

Pour cette analyse, je prendrai le parti de croire à l’honnêteté complète de ces comportements, aussi maladroitement peu crédibles soient-ils par moments.

 

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Analyse

 

 

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Le film ouvre sur l’explication en voix off d’une fille anorexique quant aux raisons de son problème :

« On dirait qu’à chaque fois que t’allumes la télé ou qu’t’ouvres un magasine tu tombes sur une photo « Ho mon dieu, c’gâteau a l’air trop bon. » Comme si c’était une espèce de récompense, sauf que tu tournes la page et tu tombes sur les photos avant/après d’une pauvre fille bien grosse en mode « j’me déteste » qui est devenue mince grâce à un régime. Et ça y est, elle est heureuse la vie est belle, tout le monde l’aime. Et on fait quoi avec le gâteau !?! On dirait qu’ils s’amusent à nous rendre dingue. »

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On pourrait croire un instant se trouver devant le personnage principal de l’histoire mais Ellen l’interrompt :

« Oooh, c’est trop la faute de la société. Le monde est trop injuste, je vais m’suicider. Ça sert à rien de dire que c’est la faute des autres. Fait avec. »

En un instant, une bonne pelletée de croyances sur l’anorexie sont chamboulées. L’idée qu’il s’agît d’une rébellion contre la société de consommation, la souffrance infinie de filles trop sensibles et trop intelligentes pour la culture arriérée dans laquelle elles vivent. Ellen n’est clairement pas d’accord avec cette fille, ni une autre à la même table. Mais c‘est aussi le cliché de la victime attendrissante et impuissante qui se prend un coup de pied aux fesses.

 

Cependant, les choses ne s’arrêtent pas là. La psy chargée du groupe réprimande évidemment Ellen pour sa conduite hostile :

« Ellen tu crois que tu pourrais formuler ton opinion sans dévaloriser ce que Penny ressent ? »

Ce que fait alors Ellen est lourd de sens :

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Au-delà de la vulgarité et de l’insolence, ce qu’il faut noter c’est que la réponse est déjà prête avant l’intervention blessante d’Ellen auprès de l’autre fille anorexique. Quoi que cette fille aurait pu dire, Ellen se préparait à lui répondre « tu dis n’importe quoi ma pauvre idiote » afin de se faire remettre en place par la responsable du groupe et d’avoir l’opportunité de placer son écriteau final. Sa réaction et son opinion sont tournées vers cette fin. La question de la psy en prend d’ailleurs un sens un peu différent « Ellen tu crois que tu pourrais formuler ton opinion sans dévaloriser ce que Penny ressent ? » Non, car si Ellen ouvre la bouche c’est précisément pour dévaloriser Penny.

Pour bien enfoncer le clou, on nous fait comprendre juste après que ce comportement était le résultat d’un pari qu’elle a fait avec une autre patiente qu’elle se ferait virer de la séance.

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Ainsi, on apprend beaucoup de choses très problématiques sur ce personnage dès la première scène. Non seulement Ellen peut se montrer particulièrement violente avec les personnes qui l’entourent, mais en plus elle peut  l’être par pure volonté froide soumise à un objectif. C’est-à-dire qu’elle a fort probablement été absolument odieuse avec cette pauvre fille uniquement pour gagner son pari. Peut-être est-elle d’accord avec elle, peut-être la comprend-elle un minimum, ou peut-être ce discours l’énerve-t-il irrépressiblement, on ne peut pas le savoir, et c’est justement ce qui définit Ellen et nous renseigne le plus sur elle (et sur les anorexiques comme elle) : Cela ne sert à rien de chercher à savoir qui elle est car cette personnalité que l’on croit approcher n’est qu’une illusion construite pour tendre vers un objectif. Bien sûr, je ne déduis pas cette idée de l’introduction uniquement, je souligne juste que le personnage est introduit et définit ainsi. Ses comportements sont souvent des moyens pour atteindre un but plutôt que l'expression d'une personnalité.

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Je voudrais maintenant réunir des éléments par-ci par-là dans le film pour continuer cette analyse du personnage :

Lorsque Susan, la belle-mère d’Ellen, aborde son renvoi de l’unité de soin, elle explique que les médecins lui ont dit qu’Ellen était réfractaire et avait une mauvaise influence sur les autres filles. La question qu’elle pose alors est très significative : « ça va être comme ça maintenant ? Tu es fière de ton attitude ? » La réponse d’Ellen n’est qu’une déresponsabilisation (« Je fais ce que je peux » « I’m maintaining »).

D’ailleurs, sa jeune belle-sœur qualifiera ses explications de « non-réponses. » Un terme très intelligent pour une fille de son âge.

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En effet, il est souvent difficile, à cause de la violence du traitement que s’inflige l’anorexique, de garder en tête qu’il est absurde et que la patiente ne donne jamais d’explication. Dans le cas de la conversation entre Ellen et Kelly dont je viens de parler, Ellen esquive en disant : « Au moins je coûte pas cher, quand on mange avec l’estomac vide, ça tient plus longtemps. »

Lors de son premier entretien avec le Dr. Beckham, celui-ci pointe également du doigt la propension qu’a Ellen à mentir comme elle respire et l’écriture de la scène développe cette idée bien au-delà de « Ellen ne dit pas la vérité. »

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Lorsque le docteur écoute les battements de son cœur au stéthoscope, il constate que la jeune fille a des bleus le long de la colonne vertébrale. Il remarque « tu fais beaucoup d’abdos ? » Ellen répond « Nan, pas vraiment » avec un naturel parfait. Elle ment et nous le savons, nous l’avons vue se bousiller le dos dès le début du film.

Prise la main dans le sac, elle change d’approche. Beckham lui demande à quand remontent ses dernières règles, elle se montre incapable de répondre: elle fait ici semblant de ne pas parvenir à mentir tout en ne voulant clairement pas dire la vérité afin de dissimuler un peu à quel point elle ment facilement. Il est possible qu’elle n’ait jamais eu ses règles. Et la voici partie dans un discours délirant qu’elle délivre sur le mode « je suis une petite innocente naïve » :

« J’ai pas l’impression d’être vraiment si malade que ça. C’est pas censé être plus sain d’être mince ? Je vivrai plus longtemps que les gens normaux. »

Beckham remarque qu’Ellen a déjà du lanugo : 

« ça te plait d’avoir ça ? Tous ces poils ?

- Quoi ? Je… non… j’aime pas ça.

- C’est du lanugo. Ton corps essaye de garder la chaleur en fabricant du duvet… mais tu le savais déjà n’est-ce pas ? Des gamins comme toi, j’en rencontre tous les jours et vous êtes tous sans exception, des putains de baratineurs. »

En anglais il dit « full of shit » ce qui est une expression très forte. Il continue :

« Tu n’es pas mince, tu fais peur aux gens. Et j’paris qu’t’aime plutôt ça. »

"Ze suis zinnoceeeente, regarde mes grands zieuuuuux."

"Ze suis zinnoceeeente, regarde mes grands zieuuuuux."

Je tiens à tirer plusieurs choses de ces passages :

Déjà, les mensonges d’Ellen sont pratiquement indiscernables sans expérience. Il y a chez elle une absence de scrupule, une indifférence qui fait d’elle une très bonne menteuse. Une personne qui ment pour protéger sa position, comme un homme qui trompe sa femme et veut le lui cacher, une telle personne ne déconstruit pas sa personnalité. Lorsqu’elle l’apprendra, sa femme verra une cohérence dans ce mensonge et dans cette triste histoire.

Les menteurs les plus dangereux sont ceux qui mentent non pas sur ce qu’ils font (situation) mais sur ce qu’ils sont (constance et spontanéité), ceux qui mentent dans le but de créer une certaine dynamique avec les gens qu’ils côtoient et dont les mensonges peuvent porter sur les idées et conduites à première vue les plus insignifiantes et anodines. Ces menteurs se décèlent en général non pas parce qu’on les surprend soudainement à mentir, parce que même découverts leurs mensonges semblent assez inoffensifs, mais lorsque l’on comprend l’aspect systématique du mécanisme, l’approche générale, l'ampleur de la part de l’individu qui était fausse et fabriquée dans un but précis.

Je prends un exemple : (à 1h19min) lorsqu’Ellen a un entretien avec Beckham et qu’il lui demande pourquoi elle continue de maigrir et de s’affamer alors qu’elle a clairement évolué dans la bonne direction psychologiquement parlant, elle lui répond :

« C’est juste que je trouve bizarre que vous en sachiez autant à propos de moi, alors que j’en sais si peu à propos de vous. »

To The Bone: L'Anorexique Malveillante (11 000 mots)

C’est un mensonge pur et simple. A aucun moment Ellen ne s’est plainte de l’invasion de son intimité ou des méthodes de Beckham. Elle n’a aucun problème avec son programme et voit bien qu’il fonctionne avec les autres colocataires, cependant, ça ne lui coûte rien de prétendre que ce déséquilibre d’exposition de soi la gêne. Le but ? On verra plus tard. L’important ici, c’est de constater qu’elle ment sans scrupule et sans raison apparente.

Il faut aussi se rappeler que nous sommes devant un film. Le fait que rien n’ait été développé sur le problème qu’Ellen aborde est bien plus suspect dans un film qui se doit de construire une cohérence narrative que dans la réalité.

Au-delà de la propension à mentir que montre Ellen, on la voit également dans ces extraits être accusée de quelque chose de bien plus important : d’être fière de son mal, d’être heureuse que son apparence effraie les gens.

 

C’est ici que mon expérience personnelle intervient. Je n’oserais sans doute pas écrire cet article si je n’avais pas eu confirmation dans la vie privée de ce fait, mais il y a chez l’anorexique du type de celle décrite dans ce film, une arrogance aux proportions pathologiques.

Lors de la première vague d’apparition des troubles (car il est fort probable qu’Ellen fera des rechutes après cette première victoire), l’anorexique se croit supérieure au genre humain, faite d’une matière différente. La manière dont elle s’affame est pour elle la preuve de sa supériorité indubitable. Les humains sont soumis aux lois de leur corps et du vivant, pas elle, elle contrôle et transcende tout.

Une ex-anorexique m’a confié que lors de cette première vague de troubles, alors que tous les membres de sa famille étaient terrorisés et se démenaient pour la convaincre de se remettre à manger, elle n’en concevait que du mépris pour eux. Ils n’étaient que des insectes grouillants insignifiants et pathétiques. Il y avait peut-être quelques exceptions dans ce constat mais je ne me souviens plus suffisamment car je m’étais trouvé plutôt abasourdi par cet aveux (fait des années après les faits).

La manière dont je m’explique la personnalité anorexique du type d’Ellen serait le résultat d’un traumatisme qui touche un niveau primordial de la construction de l’individualité et dont la conséquence principale serait de rendre la vie terrifiante (ou haïssable). Un traumatisme grave mais également spécifique accompagné par une situation elle aussi particulière. Comme le dit Beckham, les causes de l’anorexie sont complexes et multiples. Et de toute façon, même si je m’acharne sur Ellen et le type d’anorexie dont elle souffre, il y a plusieurs types d'anorexies.

Ce qui m’importe ici, c’est que cette anorexique est absolument terrifiée par l’existence, terrifiée de voir mourir, se dégrader ou être détruit tout ce qu’elle trouve beau, tout ce qui la rend heureuse, tout ce qui lui fait aimer la vie, personnes, objets, œuvres ou activités. Beckham aborde cette hypothèse à 1h21min : « Je ne pourrai pas te rassurer, cette idée que tu as qu’il y a un moyen d’être en sécurité toute sa vie, c’est lâche et c’est très puéril. » Elle trouve aussi écho à 17min30s quand Susan emmène Ellen à la maison lieu de la thérapie, la radio énumère les menaces anxiogènes qui pèsent sur l’humanité, réchauffement climatique, hausse du niveau des océans, extinction des baleines, virus etc…

Peu importe la validité de cette hypothèse, je tenais juste à souligner que je considère toujours l’anorexie comme une souffrance ainsi que comme le résultat d’une expérience traumatisante avant de commencer à critiquer la personnalité anorexique plus en avant

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Le problème avec cette terreur de l’existence, de la mort et de la finitude, c’est qu’elle se transforme en un besoin de rejeter tout ce qui en est le corollaire : la vie et sa beauté. Ainsi, l’anorexique va principalement rejeter deux choses : le plaisir et les limites. Nos failles et faiblesses, notre imperfection essentielle, notre impuissance, notre absence de contrôle sont toujours un écho de notre finitude. Le plaisir et le désir sont eux aussi des indices de notre mortalité car en acceptant de suivre nos désirs et d’admettre notre plaisir, nous reconnaissons le pouvoir que la vie a sur nous. J’adore les makis, donc nécessairement j’aurai tendance à vouloir manger des makis, à aller en acheter pour m’en goinfrer. Mon plaisir m'influence, me guide, me "contrôle" si l'on accepte cette exagération. Ce plaisir découle de mon besoin de manger pour vivre et si je suis vivant alors je meurs, si je dois manger pour rester en vie, alors je mourrai. Tout bonheur de vivre provient de nos besoins d’êtres vivants et par conséquent, tout bonheur véritable contient l’acceptation de la mort. (D'ailleurs, notre société est malade à ce niveau puisque nous construisons une culture qui tourne autour de plaisirs égocentrés qui nient la finitude des individus et les mènent à ressentir la mort comme une transgression).

Il s’installe chez l’anorexique, par mécanisme de défense, un dédain pour tout ce que les humains convoitent et désirent normalement. Elle se défend d’aimer la vie pour se rassurer. Evidemment, elle ne peut que se mentir, que prétendre, que se faire croire qu’elle est indifférente à tout, c’est une position factice et forcée qui demande un investissement énergétique, psychologique et comportemental.

Ce que je veux dire au travers de ces termes obscurs c’est que d’un côté, l’anorexique va s’assurer de sa maîtrise supérieure de l’existence et du corps au travers de sa capacité à s’affamer, à maigrir et à résister à la nourriture et que de l’autre côté elle va faire preuve d’une hauteur, d’une condescendance, d’un mépris pour tous les goûts et tous les penchants qu’elle rencontrera. L’anorexique fait preuve d’un élitisme désespéré factice. Un amoureux de littérature pourra se plaindre honnêtement et sans vanité de la médiocrité des best-sellers actuels (qu’il ait raison ou non), l’anorexique fera de même et de manière parfaitement convaincante, mais sans honnêteté.

L’une des raisons pour lesquelles je ressens le besoin d’écrire cet article c’est que j’ai rencontré des anorexiques premières de la classe au collège, au lycée, à la fac, super séductrices puis employées modèles dans des entreprises esclavagistes, donc à tous les stades d’intégration à la société et que beaucoup de personnes en position d’autorité sont incapables de voir le problème que cela pose. J’ai entendu maints profs de lycée doucher des anorexiques sous les compliments « brillante, travailleuse, sérieuse, impliqué, élève modèle » avant d’ajouter, « le seul problème c’est ce qu’elle s’inflige » sans jamais réaliser qu’en disant cela ils humiliaient et dévalorisaient atrocement toutes les autres filles de la classe (ainsi que les garçons mais à moindre échelle) et qu’ils encourageaient l’anorexique dans sa voie. C'est encore pire dans le monde du travail dans lequel les perfectionnistes pathologiques malveillants seront souvent perçus comme des  employés modèles et utilisés comme exemples à suivre. 

J’ai également eut droit au discours d’une prof de fac expliquant que les anorexiques sont les filles les plus sensibles, intelligentes et brillantes qui soient et que c’est pour cette raison qu’elles ne supportent pas la société dans laquelle elles vivent et décident donc de s’infliger tout ce qu’elles s’infligent comme une critique et une rébellion contre celle-ci. Bêtises complaisantes, lâches et vaniteuses que cela.

Comme le dit René Girard dans son livre sur l’anorexie et le désir mimétique**, il y a dans ce trouble du comportement alimentaire une dimension compétitive. La société apprend aux femmes (et aux hommes mais qui se soucie des hommes en 2020 ?) qu’elles doivent être minces pour être belles, pour avoir une valeur. L’anorexique ne cherche pas à être mince pour faire partie de l’élite de jolies filles, ni à être trop mince involontairement pour se placer au-dessus de l’élite, elle cherche à montrer que contrôler son poids est une formalité, que toutes ces filles grosses ou minces qui geignent sont des menteuses et des fainéantes sans volonté. Plus encore, elle montre que non seulement elle peut maigrir autant qu’elle le désire, elle montre également qu’elle se fiche bien d’être belle, de correspondre aux critères de la société. Elle ne le fait certainement pas par obéissance ou soumission ou désir de plaire ou de correspondre à des attentes.

**Je ne prétends pas être d'accord avec son point de vue dans l'ensemble mais il a le mérite de ne pas être dupe. Sur le sujet de la compétition anorexique, on peut faire des recherches sur le tournage catastrophique de la série Ally McBeal

Alors quoi !? Je viens de dire que ces comportements n’étaient pas une critique ni une rébellion. Non. Ils ne le sont pas, ils sont une affirmation de supériorité transcendante intégralement égocentrée qui n’a rien à voir avec une rébellion, bien au contraire l’anorexique se soumet plus que n’importe quelle fille à la quête de minceur, mais elle en fait une lutte abstraite servant à dévaloriser toutes les autres filles. Elle qui (prétendument) ne veut pas être belle, ou féminine, elle qui se moque bien d’avoir un copain, d’être intégrée, populaire ou de faire l’amour, elle qui se moque totalement de ce que l’on peut penser d’elle, elle qui n’a aucune des motivations que les autres filles peuvent avoir à être mince, elle y parvient bien plus facilement à la seule force de sa volonté magique.

La fille qui se rebelle contre la société des obsédés de la minceur est juste une fille banale qui mange quand elle a faim ou quand elle en a envie sans trop se préoccuper de son poids (Un peu comme la demi-soeur d'Ellen). L’indépendance et le courage c’est oser avoir l’esprit serein pas le contraire. C'est avoir la force de se faire accepter tel qu'on est si l'on juge que l'on est acceptable ainsi.**

La voilà votre rebelle infinie, elle passe inaperçue (Un peu comme la demi-soeur d'Ellen). Les profs n’aimeront pas sa non-exceptionnalité, sa volonté d’être heureuse, d’être bien et ses 13/20. Non, ce que les profs veulent c’est Les Souffrances du jeune Werther, c’est la folle romantique brillante emportée dans une rébellion autodestructrice par sa sensibilité et cela jusqu’à la mort.

**(Je précise ce détail étrange parce que depuis quelques années cette idée de se faire accepter tel qu'on est a le vent en poupe et 99% des personnes qui la prônent sont en réalité réellement insupportables et nocives et n'ont aucune vision d'ensemble au-delà de leur petite personne).

Ce qu’il faut donc attendre d’une anorexique comme Ellen, ça n’est pas qu’elle déteste tout. Certes, elle rejettera tout avec une hauteur de façade mécanisme de défense, mais elle reste en vérité sensible aux choses. Elle désire secrètement (inconsciemment?) perdre cette condescendance et ce mépris, mais sa terreur la pousse dans une équation catastrophique. Elle pense que les gens n’aiment la vie que parce qu’ils sont inconscients, qu’ils ne réalisent pas qu’ils peuvent tout perdre. La voie de la guérison pour Ellen n’est pas qu’on lui fasse passer de bons moments, la voie de la guérison pour elle c’est de voir des gens perdre tout ce qui compte pour eux et néanmoins continuer à se battre, continuer à vivre. Ainsi, et c’est une des raisons pour lesquelles j’écris cet article, l’anorexique glisse facilement vers une cruauté et un sadisme impitoyable. Les gens qui l’entourent sont les objets de son test. Ce que Luke aime le plus dans la vie, c’est danser. Privons-le de ça et voyons s’il pense que la vie vaut toujours d’être vécue.

 

Partie 2