Cloverfield : invasion du regard extérieur et de la conformité (5700 mots)
Cloverfield n’est pas un film facile à interpréter. Son sous-texte est bien caché et avoir l’habitude des astuces des scénaristes est peut-être nécessaire pour le déterrer (même partiellement).
Par exemple, savoir que les monstres, assassins, fantômes, maladies ou zombies des films d’horreurs ont très souvent un rôle métaphorique en lien avec la psychologie des personnages et avoir l’habitude de les repérer est bien utile, sans quoi il est assez difficile de deviner celui du film uniquement grâce aux éléments qu’il nous donne.
King Kong incarne la force de la nature impitoyable qui fait sentir aux hommes leur impuissance et leur petitesse. Godzilla est la bombe nucléaire. L’alligator géant du film du même nom incarne les pulsions homosexuelles, secrètes à l’époque. La mouche est le résultat d’une quête de super masculinité de Seth Brundle. Le requin des dents de la mer est l’incarnation de l’aquaphobie de Martin Brodie qu’il refile à tout le monde à force de paniquer alors qu’il devrait être celui qui rassure etc...
Lorsque l’on a déjà constaté ce rôle métaphorique des monstres dans beaucoup de films, cela choque moins de trouver un sens à celui de Cloverfield même si celui-ci est assez complexe.
Le même problème surgit du fait que les personnages principaux sont tous plus ou moins construits autour d’un thème central. Lorsque l’on regarde Scream, on ne s’étonne pas d’avoir une fille délurée, une vierge effarouchée, un puceau, des personnages populaires, d’autres impopulaires… tous développés en fonction de leur vie sexuelle. Mais parce que dans Cloverfield le thème central est plus complexe et les informations moins nombreuses, toute interprétation devient difficile à argumenter avec les éléments du film seul.
Cela vient du fait que la plupart des indices qui donnent accès au sous-texte se situent dans le premier quart d’heure et que la suite du film, donc dès l’apparition du monstre, devient métaphoriquement assez hermétique si l’on ne sait pas quoi regarder et interpréter.
Ceci étant dit, je vais donc me jeter sur cette interprétation sans plus de mise-en-gardes.
Beth a un problème. Elle est l’incarnation de la fille parfaite. Elle est amoureuse de Rob mais n’a aucune confiance en elle. Cela peut sembler contradictoire mais c’est dans cette fausse contradiction que s’insère toute la dynamique du film.
Beth est bien consciente de son statut social, de sa popularité, de la manière dont on la perçoit et du rôle qu’elle joue. Elle sait qu’elle est la fille parfaite que tous les mecs veulent et à qui aucune autre fille n’oserait se mesurer. Le film est sorti en 2008, un an après Transformers avec Megan Fox dont Beth pourrait être la sœur jumelle. Cette perfection, il faut bien comprendre qu’elle est un symbole avant d’être une réalité. C’est un élément porteur de sens, Beth est un signe mythologique (voir Roland Barthes) de la perfection.
Jason le dit lui-même « Beth est trop bien pour toi, elle vient d’une autre planète, elle est belle, elle est gentille… » Le poids de cette perception générale, de cette popularité, pèse sur la jeune femme car, si ce statut lui donne très probablement accès à de sacrés privilèges, il la met dans une position difficile : celle d’être la seule consciente qu’elle est imparfaite ; pire, celle de ressentir sa personnalité comme un défaut car nécessairement, plus elle a de personnalité moins elle peut paraître pure, angélique ou divine. Si on la croit parfaite son humanité ne peut être qu’imperfection.
Ainsi, Beth sait qu’elle pleut plaire à quasiment n’importe quel homme mais elle sait également que c’est sa persona, son masque social, qui plait à cet homme, voire même, le simple fait qu’elle plaise à tous les hommes. Sortir avec Beth, se balader dans une soirée avec elle à son bras, l’avoir pour amie, toutes ces positions peuvent n’être motivées que par leur aspect « booster d’égo et de statut social ». Ainsi la jeune femme ne peut tirer de confiance en son « Soi » profond de pratiquement rien. Et lorsqu’il ne s’agit plus de jouer, lorsqu’il ne s’agit plus de séduire mais bien d’aimer et d’être aimée, il n’y a plus personne. Elle est la reine du monde tant que tout n’est que surface et façade et que rien n’a de réelle importance.
Incarner la « fille parfaite » n’est pas l’objectif de toute femme et on devine un père autoritaire exigent et un poil psychorigide derrière cette fille ultra soumise aux critères de perfection de sa culture et incapable de laisser s’exprimer la petite voix au fond d’elle. C’est dans le lit de son propre paternel qu’elle fait l’amour avec Rob pour la première fois, dans son appartement qui surplombe central park. Intimidant nan ? Et un petit peu freudien aussi. Rob tu enfiles les bottes d’un géant.
Le conflit intérieur que son père a refilé à Beth -renvoyer une image de perfection VS être elle-même- Rob en fait également les frais, lui qui n’est pas le mâle alpha qui pourrait être à la hauteur. Mais n’est-ce pas le but indirect de tout père ultra exigent avec sa fille : la rendre trop belle, trop intelligente pour les vulgaires mâles qui lui tournent autour afin qu’elle reste la fifille (vierge) à son papa ? Beth se lance dans le vide quand elle couche avec Rob, pour la première fois, elle s’offre une intimité. Le problème c’est que Rob lui, est intimidé et il se cache derrière le caméscope. Il fabrique une preuve, un témoin de ce qu’il vient de se passer pour y croire et pour s’en sentir digne. Il a couché avec Beth McIntyre, la fille parfaite. Evidemment, Beth ne veut pas qu’il filme et lui lance qu’elle imagine bien la vidéo terminer sur internet ; ce à quoi il lui répond qu’elle peut se couvrir qu’il s’en moque. Mais internet n’est pas simplement une tierce personne qui verrait Beth nue. La jeune femme ne parlait pas spécialement du fait qu’elle était déshabillée, elle parlait également de l’intrusion d’un regard dans ce moment intime… ou dans ce moment honteux qui devrait rester secret ou simplement, elle parlait du fait qu'elle vient de se réveiller et qu'elle a la tête dans le rectum.
Il est impossible de totalement trancher entre l’envie de protéger leur intimité et la gêne que Beth pourrait ressentir à l’idée que des preuves que cette soirée a bien eue lieu pourraient exister. En tout cas, c’est ainsi que Rob peut le percevoir, lui qui ne se sent pas à la hauteur. Il voulait des preuves de leur intimité, Beth est réticente à les lui offrir. C’est effrayant pour une personne déjà effrayée.
Il décide alors d’emmener Beth en balade à Coney Island pour la journée.
Il va se dérouler entre eux un bras-de-fer similaire à celui qu’ils auront trois semaines plus tard chez Rob. Beth se cache derrière sa persona de fille parfaite parce qu'elle a peur d’exposer ses sentiments comme n’importe qui. Hélas en faisant cela elle intimide Rob qui se sent d’autant plus à chier et tente de lui montrer que l’on peut être heureux dans l’humilité et l’imperfection (Coney island n’est pas Las vegas ou Disneyworld).
Il ne voit pas que Beth se moque totalement des valeurs de l’image qu’elle renvoie parce qu’elle n’est pas ainsi par idéologie mais parce qu’elle se sent obligée de l’être. Elle a été élevée en compétition avec un idéal de perfection et elle n’incarne pas aujourd’hui cette perfection dans le but d’écraser les autres ou par prétention, elle l’incarne comme étant le minimum qu’elle doive fournir (pour mériter l'amour de ses parents).
Elle a certainement une estime de soi dans les chaussettes de ne pas être encore plus que ce qu’elle est déjà et doit voir Rob comme quelqu’un de cent fois plus génial qu’elle. Elle lui dit qu’il est capable d’être vice-président de sa boîte et lui parle d’apprendre le japonais pour aller travailler là-bas, convaincue de ses capacités. Elle ne réalise pas qu’il puisse croire qu’elle ne le trouve pas assez bien pour elle alors qu’elle cherche simplement à ce qu’il réponde « mais je ne voudrais pas m’éloigner de toi. »
Ils se débattent avec la persona de Beth tous les deux effrayés de ne pas être dignes de l’autre et de ne pas être aimé en retour. A la fin de cette journée passée ensemble, Rob demande à Beth si elle a quelque chose à dire avant que la caméra ne coupe. Il s’est démené pour l’amener à prononcer « je t’aime » devant témoins, et ne réalise pas que c’est justement à cause de la caméra qu’elle ne le dit pas.
"Je te connais depuis qu'on est gosse, si tu ne me dis pas que tu m'aimes maintenant, je te jette du manège !" "J'ai passé une trop bonne journéeeeeee" (hurlement de rage)
Il faut se rappeler que c’est leur première journée ensemble après qu’ils aient fait l’amour. Ils étaient amis la veille, c’est la première fois qu’ils tentent de se considérer autrement et Rob passe la journée le caméscope à la main. Beth conclut par « I had great day » (j’ai passé une superbe journée) les yeux braqués vers la caméra, vers le public, vers ceux qui n'ont pas à savoir ce qu’il se passe entre elle et Rob. Évidemment, son compagnon prend ça comme un échec cuisant, comme l’aveu qu’il n’est bon qu’à être dans l’ombre et qu’elle n’avouerait jamais de sentiments sérieux pour lui.
Le problème est de croire que rien n’a de valeur si ce n’est pas public, de croire que seul ce qui est étalé aux yeux de tous est important. Le problème est de croire que l’intimité, l’intériorité, le secret, ne comptent pas, ne devraient pas avoir de place, et sont certainement criminels s’ils ne sont pas révélés (contradiction voulue). Je me répète oui oui, mais notre époque à laquelle l’intégralité de nos existences se résume à montrer patte blanche me rend un peu taré.
Mais bref, c’est à ce moment que Rob filme la mer dans laquelle on voit un satellite tomber du ciel. Ce satellite est la cause officielle (il me semble que c’est J.J.Abrahms qui avait révélé cela ou Drew Goddard) et littérale du réveil du monstre.
Cependant, sa juxtaposition avec la conversation entre Beth et Rob nous indique son sens métaphorique. Cet échec de leur première journée ensemble a planté la graine du désastre futur… dont on vient d’être les témoins puisque tout cela se situe à la fin de la bande de la cassette du caméscope et donc à la fin du film.
Mais procédons chronologiquement. Trois semaines s’écoulent. Rob et Beth ne se donnent aucune nouvelles et Rob accepte sa place de vice-présigland au Japon. Beth s’est pris les pieds dans le tapis, elle voulait lui arracher qu’il ne voulait pas s’éloigner d’elle, elle le provoquait, elle vient au final de sérieusement l’éloigner et de compromettre leurs chances d’être ensembles. Rob a fait ce choix de carrière pour se rendre digne d’elle, ce pauvre imbécile qui ne réalise pas qu’elle s’en bat les pomelos et qu’elle le vénère tel qu’il est. On voit au cours de la soirée que Rob n’a absolument pas envie de partir, il confie cela indirectement à Hudson.
Ce départ au Japon déclenche cependant quelque chose d’inattendu. Lily, la petite amie du frère de Rob, Jason, décide soudainement de préparer une grande fête pour célébrer l’avancement du frangin et le faire se sentir aimé avant qu’il ne parte. Quand on observe le comportement de Lily au cours de la fête il devient assez vite clair qu’elle est amoureuse de lui.
Lorsqu’au début du film on la voit se démener pour tout préparer et s’énerver sur Jason qui donne le sentiment de ne rien vouloir faire, on confond facilement une conversation fortement influencée par la situation avec une autre qui dépeindrait la dynamique de leur couple de manière isolée. C’est d’ailleurs le genre d’astuces que j’adore découvrir dans un scénario ; quand des éléments sont subtilement mis en place pour nous induire en erreur à la première vision du film.
Jason est le frère de Rob et pour cette raison, on ne peut pas imaginer qu’il n’ait pas envie de marquer le départ de ce dernier. On remet immédiatement son attitude réticente sur le dos de sa personnalité de glandeur et on perçoit le comportement de Lily comme une réaction à son immaturité. Or, c’est le comportement de Jason qui est le plus naturel et celui de Lily qui est le plus bizarre. Elle s’investit largement excessivement (voir le « We’ll Miss You » écrit avec des centaines de petites photographies qu’Hudson agrafe au mur) pour fêter le départ au Japon du frère de son petit-ami et Jason le sent bien et il souffre. Il refoule plus que certainement la vérité -Lily est amoureuse de son frère- mais son comportement n’en est pas moins adapté à ce savoir. Son attitude désagréable vient du fait qu’il ne veut pas participer à une fête organisée par sa copine et qui signifie « je t’aime Rob. »
Hudson qui a l'air bête parce qu'il est décontenancé qu'on tourne un regard vers lui. A noter, le "S" de psychopathe écrit avec des photos d'identités.
Assez étrangement, le désir de rendre Rob heureux pousse Lily à chercher à lui procurer une reconnaissance sociale. Elle comprend spontanément ce dont il a besoin et quel est son réflexe ? Caméscope. L’histoire de Cloverfield est filmée parce que Lily est amoureuse de Rob. C’est un constat troublant puisque c’est le caméscope qui empêche la relation entre Beth et Rob de se concrétiser. D’abord à Coney Island et ensuite le soir de la fête. D’ailleurs, qui est responsable de l’effacement de la journée à Coney Island ? Jason ou Lily ? Le désintérêt de Jason ou une initiative cachée de Lily qui veut que sa fête écrase cette journée... qu'elle a regardée.
Et donc, l’amoureuse secrète, dont le pendentif est un cœur inversé (amour insatisfait) veut que les invités témoignent chacun leur tour de leur affection pour Rob sur la vidéo et la rende ainsi plus symbolique. Le mot « testimony » est d’ailleurs assez révélateur, il montre que ces déclarations seront utilisées dans le cadre d’une démonstration, d’un recueil de preuves, comme dans un tribunal. Lily fait la même tentative que Rob : l’argumentation filmée. Elle veut que sa générosité et son dévouement saturent la pellicule au point que Rob soit obligé de la remarquer, elle. Son témoignage est interrompu deux fois par Jason qui sent bien que quelque chose ne va pas et réagit aux remarques blessantes que Lily fait sur lui. Elle parvient à prononcer « Je n’arrive pas à croire que tu me quittes… et me laisse surveiller ton frère toute seule. »
Lily n’ose pas se confronter à Beth directement en suggérant que la jeune femme n’est pas parfaite ou en remettant un peu Rob en place, non, pas un mot négatif, pas un désagrément, pas un « ouvre les yeux imbéciles ! » juste une vidéo dans laquelle elle apparait angélique. Lorsque Rob entre dans l’appartement Jason lui glisse rapidement que Lily est derrière l’organisation de la fête. C’est le but de la jeune femme, elle veut que Rob soit heureux et que lorsqu’il cherche la personne responsable, ce soit elle qui lui vient à l’esprit. Même si elle doit aller jusqu’à lui servir Beth sur un plateau en premier. Cette logique l’amène directement à la conclusion de son arc narratif, elle voudrait Rob sans oser se confronter à Beth et avoue elle-même indirectement que Beth est « mieux » qu’elle.
On peut facilement nous-même croire Lily angélique mais en réalité, au travers de cette initiative tournée vers son bonheur personnel, elle fait des dommages collatéraux. Elle invite Marlena qui avoue à la caméra qu’elle est venue pour son amie et se retrouve à passer la soirée seule à boire. Lily n’a invité Marlena que pour remplir la pièce, pour ajouter une personne à la liste d’invités dont la présence flattera Rob. On appelle ça un bouche-trou, c’est de la pure instrumentalisation.
Pauvre Marlena bien impuissante face à cette caméra envahissante essaye de faire croire qu'elle n'en a pas rien à faire de la persona que Rob se construit pour être populaire.
Lily traite Hudson comme un outil alors qu’il est clair que c’est déjà quelqu’un qui souffre du manque d’intérêt qu’on lui porte. Quand il apparait dans le film il est en train d’installer une banderole et Jason le cherche pour lui refiler la corvée de témoignage, en gros il est là pour aider. Devoir se rendre utile pour être remarqué/apprécié/considéré c’est n’avoir aucune valeur aux yeux des autres. Hud => Head Up Display. Hudson n’est qu’un instrument. Quand il s’étonne de ne pas avoir été mis au courant de ce qu’il s’est passé entre Beth et Rob, Lily le regarde comme s’il était évident de par son insignifiance qu’elle n’allait pas lui raconter. Il est pourtant le meilleur ami de Rob et son étonnement n’est pas injustifié. Lorsque la terre tremble et que tout le monde panique, Lily se jette au cou de Jason quand elle le retrouve. Hudson demande « Are you alright ? », elle ne lui offre ni réponse, ni même un regard ; elle se moque éperdument de son existence. Lorsque Rob se dispute avec Beth, Lily obtient de Jason et de Hudson qu’ils aillent lui parler en les culpabilisant alors que tous deux sont contre l’idée. Elle est obsédée par la réussite de la soirée, Jason tente de le lui faire remarquer « Lily look at you. Calm down. It’s fine ! » ("Lily, regarde dans quel état tu te mets. Calme-toi. Tout va bien.") mais elle l’ignore, elle veut que sa soirée filmée soit un moment magnifique et mémorable pour Rob et elle ne supporte pas que Beth ait le pouvoir de tout foutre en l’air en un claquement de doigt car cela indique que celle-ci a toujours plus d’impact sur Rob qu’elle.
Ainsi, l’initiative désespérée et maladroite de Lily la met dans une position qui la rend un peu insensible aux sentiments de ceux qui l’entourent car elle devient trop sensible aux impressions extérieures. De telles considérations peuvent paraître trop recherchées et inutiles mais elles ont leur pertinence dans la dynamique du regard extérieur justement. La soirée n’est pas filmée pour rien, le regard de la caméra n’est pas innocent et Lily adopte ce regard. Tristement pour elle, elle va se faire prendre à son propre piège. Lorsqu’ils sont sur le pont de Brooklyn et cherchent à aller se mettre à l’abri, Rob reçoit un appel de Beth et fait stopper tout le monde. Jason ne s’arrête pas et Lily choisit son camp, plutôt que de faire sa priorité de rejoindre son petit ami pour ensuite attendre les autres, elle s’arrête et le laisse s’éloigner. Les derniers mots du jeune homme seront « Why did you stop ? » avant que la queue du monstre ne le balaie. Les preuves de la préférence de Lily sont trop indéniables, alors qu’un monstre géant les menace, que Jason indique le chemin du salut, Lily trouve le moyen d’être plus proche de Rob que de lui.
S’il peut paraître stupide de s’obséder à transformer le film d’une soirée en preuve d’amour quand un monstre attaque New York, il faut bien comprendre que si Lily laisse-tomber Rob, elle crée une preuve immortelle du contraire. Elle prouve qu’il ne peut pas compter sur elle, elle perd toutes ses chances avec lui. Ainsi, cette tentative, ce soir-là, devient sa dernière chance. On peut voir dans son comportement avec Rob après la mort de Jason qu’elle tente de se rapprocher de lui. Elle se place en position de le consoler. Elle compare leurs deux situations. Mais Rob lui répond qu’à l’inverse de Beth, Jason savait que Lily l’aimait. Il ne réalise donc pas que Jason est mort de savoir que Lily était amoureuse de son frère justement. D’ailleurs, est-il mort ? Lorsque le groupe s’enfuit à la recherche de Beth, Beth et Jason ont l’un l’autre autant de chances d’être en vie. Le choix de partir retrouver Beth est absolument arbitraire.
D’ailleurs, celui de suivre Rob qui leur propose si explicitement d’un grand geste (caméra oblige) de ne pas le suivre, ce choix est fait par la caméra justement. Lily ne peut pas abandonner Rob parce qu’elle l’aime évidemment, mais aussi pour les raisons indiquées au-dessus. Pourquoi ne le suivrait-elle pas uniquement par amour ? Parce qu’ils se dirigent vers une mort certaine pour aller sauver sa rivale. Sans la caméra, Lily pourrait se confronter au fait qu’elle n’a pas la moindre chance avec Rob et qu’il serait temps qu’elle l’accepte avant d’y laisser sa peau. Mais tant que la caméra est là, ne pas tout faire pour Rob c’est enregistrer sa trahison sur la pellicule. Aussi, elle vient de perdre Jason et n’a plus que Rob dans sa vie en quelque sorte.
Plus intéressant encore est le fait que Rob soit lui-même en train de transformer cette vidéo en quête chevaleresque pour Beth et qu’il suggère donc indirectement à Lily que si elle l’aime, comme lui pour Beth, elle devrait être prête à tout et donc qu’à l’inverse, si elle s’arrête, elle n’est pas digne de lui.
La pauvre Lily finira par se prendre dans la tronche ce qui lui pendait au nez depuis le début. Elle dépasse ses propres limites pour sauver sa rivale et doit admettre que Rob n’a aucun problème à la pousser à se confronter à l’image de sa propre mort (le passage de l’immeuble droit à celui qui s’effondre) pour ensuite se faire mettre de côté d’un revers de la main. Le cri qu’elle pousse lorsque les militaires, qui pensent logiquement que Beth et Rob sont ensemble, l’emmènent n’a rien à voir avec le soulagement d’être sauvée. Leur séparation est filmée comme quelque chose de traumatique. Du point de vue de la popularité, de l’image de fille parfaite, Lily est donc l’aspirante au titre qui se fait battre à plate couture.
Il est un peu étonnant que les militaires choisissent Lily alors que Beth a une blessure plutôt sérieuse. Je suis sûr que Rob l'indique du doigt alors qu'elle a le dos tourné. "Prenez-la elle, c'est l'autre ma meuf !"
Il est difficile de déterminer si Lily et Beth sont conscientes de leur rivalité mutuelle. L’un des plus gros mystères du film pour moi est la raison pour laquelle Beth vient à la fête accompagnée d’un bellâtre. Du point de vue rivalité entre filles, cela servirait à montrer que tous les efforts de Lily ne peuvent rivaliser avec ce petit crochet du droit de Beth. Sans parler du fait que cette dernière arrive en retard et qu’elle fait ainsi de son arrivée un événement. Elle ne fait pas partie de la foule de personnes qui attendent Rob. Mais on peut aussi se demander si le retard et le bellâtre ne sont pas une façon de se protéger de Rob. Il ne lui a pas donné de nouvelles, elle a peur d’exposer ses sentiments, ses faiblesses, une certaine misère affective en venant seule.
Une fois encore, c’est la caméra qui donne le coup de grâce. L’important était que Rob et Beth se retrouvent seuls face à face pour reparler pour la première fois de ce qu’il s’est passé entre eux trois semaines auparavant, pour qu’ils se redonnent une chance d’avouer la profondeur de leurs sentiments. Chacun de son côté a son bouclier, Rob le Japon, Beth le mec lambda et chacun de son côté confond le bouclier de l’autre avec quelque chose de sérieux et d’hostile. Beth croit vraiment que Rob veut partir et Rob pense réellement que le mec a ses chances avec Beth. D’ailleurs, lorsqu’elle lui dit « Good Luck for Japan » il répond « Good Luck Travis ». C’est à cause de la caméra que cet enchainement de malentendus ne se démêle jamais. Rob attend avec impatience que Beth se débarrasse de son boulet pour pouvoir lui parler, et quand enfin elle le fait, c’est pour accorder du temps à Hudson et sa caméra. Il ne sait pas que Beth est exactement en train de faire ce qu’il désire, avouer ses sentiments « publiquement ». Quand elle dit « I’m really gonna miss you » (Tu vas réellement me manquer) on voit que ça lui coûte, qu’elle prend sur elle pour lui donner ce qu’il veut parce qu’elle l’aime.
Mais Rob apparait soudainement et la retire à sa déclaration. Beth a un instant de désorientation, elle parlait à Rob au travers de la caméra et voilà qu’il surgit de nulle-part.
Évidemment il se retrouve à lui reprocher d’être venu avec Travis et les chances d’une réconciliation entre eux disparaissent. Si Beth s’était tournée vers lui plutôt que vers la caméra, Rob n’aurait pas été autant blessé. L’ironie du sort est qu’il n’est absolument pas naturel pour Beth de s’adresser à la caméra, elle rejette d’abord la proposition de Hudson puis accepte parce qu’elle pense que c’est ce que Rob voudrait.
Tout tourne mal et leurs adieux peuvent se traduire par :
Beth - Tu peux t’en aller au Japon j’te retiens pas.
Rob - tu m’manqueras pas salope ! »
C’est la dernière fois que Rob voit Beth avant l’apparition du monstre. D’ailleurs quand il la retrouve quelques heures plus tard, la jeune femme a une barre de métal en travers de la poitrine => Rob lui a percé le cœur.
Beth ne se réveille que parce que Rob vient la chercher. Elle était morte d'avoir perdu son estime. C'est bôôôô ! Elle l'aime beaucoup son Rob.
Après que Beth ait quittée la soirée, Rob s’enferme dans sa chambre où il est rejoint par Jason et Hudson poussés par Lily à aller lui parler. Jason lui serine alors un discours contradictoire sur oh combien il est un loser et ne mérite aucunement une fille aussi magnifique que Beth mais en même temps devrait sauter sur la situation avec l’arrivisme le plus cynique ; Carpe Diem motherfucker et compagnie. Mais Rob ne veut pas « profiter » de la situation, il voudrait au contraire se sentir à la hauteur et Jason s’en doute spontanément. Simplement, il vient de se prendre un préchi-précha par sa compagne et est certainement amer de sentir que si son frère était partant, elle se jetterait sur lui. Le « you’re kind of a douchebag » (t’es un peu un naze) qu’il envoie à Rob est probablement une conséquence de la douleur de voir sa copine lui préférer son frangin.
Jason exaspéré par son frère lui assène un magnifique "je t'aime mais tu es quand même un peu un blaireau."
Mais le discours qu’il assène à Rob, « oublie le monde et profite de l’opportunité que tu as sans scrupule même si tu ne la mérite absolument pas », met ce dernier dans une situation psychologique insupportable. Rob est privé de la moindre chance de s’imaginer justifié dans une relation avec Beth mais n’a également plus le droit de renoncer, de garder ses distances comme il le faisait jusqu’à présent. Dans les deux cas, il est un loser aux yeux de son frère. Jason qui le met dans cette situation parce que lui-même est avec Lily mais tente encore de la conquérir (on le voit lorsqu’elle fait son vidéo témoignage à Rob).
Surgit alors le monstre. Quand le problème atteint son nœud Gordien, il répond à la situation impossible de Rob, à ses deux désirs antagonistes. Le jeune homme peut faire croire qu’il ne fait plus que « profiter du moment » et ne se soucie plus de mériter Beth ou pas, tout en cherchant subtilement à se rendre digne d’elle puisqu’il s’insère dans un scénario chevaleresque romantique et que la caméra est là. Le regard extérieur est là et l’hypocrisie de Rob également.
Si les éléments analysables après l’arrivée du monstre sont largement moins nombreux qu’avant son arrivée, c’est qu’en réalité le film est tautologique. Il se répète purement et simplement.
Jason meurt parce que Lily donne plus de place à Rob qu’à lui. Sa mort est une métaphore de ce qu’il se passe au début du film quand elle lui demande de la suivre partout, de tenir la caméra, de filmer la fête, quand elle le rabaisse pendant son témoignage vidéo etc… Jason est isolé, oublié, laissé de côté et balayé d’un coup de queue par le monstre/par Rob.
Marlena meurt parce qu’elle est invitée à la fête sans raison. Elle n’a rien à faire là et par gentillesse pour Hudson, elle confesse le fait qu’elle ne devrait pas être là à la caméra. Il lui fait prendre conscience de son inutilité et de sa solitude. Elle est là pour Lily comme elle le dit, et c’est exactement pour cette raison qu’elle suit Rob dans New York. Elle le fait parce que Lily est si décidée à le faire. Marlena est le personnage le plus humain du groupe. Elle est la seule qui peut sauver Hudson parce qu'elle sait qu'il existe au-dela de son rôle social. C'est également elle qui peut voir que le monstre dévore les gens => que le regard extérieur conforme détruit l'intériorité.
Cette vision d'apocalypse est un plan large sur la fête de Lily. Marlena qui dit "il mange les gens" parle autant du monstre que de ce qu'il représente.
Hudson meurt dévoré par son rôle et aussi parce qu’il ne sert plus à rien. Ce n’est pas un hasard si le monstre le croque dès que Beth et Rob sont réunis. Rob est le personnage qui n’existe pas publiquement.
Enfin, Beth meurt parce que Rob parvient enfin à lui faire dire « I love you » devant la caméra et à violer son intériorité. Il a détruit tous les témoins pour la pousser à la faire, et la caméra ne les filme même plus lorsqu’elle prononce la phrase fatidique qu’elle n’a pas voulu produire trois semaines plus tôt.
On peut voir que le comportement de Rob est malsain dans le fait qu’il s’oppose littéralement à l’instinct de survie de Beth. Elle ne veut pas rester sous le pont, elle veut s’enfuir et lui l’en empêche et commence à parler à la caméra. Ce changement d’attitude également dévoile l’hypocrisie de Rob. Il ne demande jamais à Hudson de filmer et l’on pense que son ami est le seul à être obsédé par la caméra mais Rob la ramasse dès qu’elle tombe à terre et s’empresse de faire un témoignage et de forcer Beth à en faire un. Il lui arrache un « Je m’appelle Beth McIntyre et j’aime Rob machintruc. » d’elle ; il obtient la déclaration publique qu’il voulait, même s’il a tout détruit.
"Rob, j'aimerais bien qu'on s'enfuit, histoire de survivre." "Non Beth, il ne reste plus que quelques secondes sur la caméra, tu as quelque chose à me dire ? Genre "I love you" ? Si tu me ressors que tu as passé une bonne journée je te baffe !"
Hudson et Marlena sont les deux personnages les plus dérangés par la caméra/le regard social. Hudson est invisible et sans importance aux yeux des autres. Quand il prend la caméra pour faire les témoignages, soudainement des gens lui disent « je suis fier de toi », « Bonne chance », « Je t’aime », « I’m really gonna miss you » même si c’est à Rob qu’ils s’adressent en réalité. La caméra lui donne une excuse pour parler aux autres, un minimum de contenance et un sentiment d’appartenance au groupe. La première chose qu’il fait, c’est tenter d’approcher Marlena, la fille qu’il aime bien. Le problème c’est que Marlena est allergique à la caméra. Et l’on voit donc immédiatement le problème qu’il y a à se soumettre au regard extérieur, à la mode, à ce qui est populaire. C’est qu’on ne sait plus pour quelle raison les gens nous aiment, ou pourquoi ils ne nous aiment pas puisqu’ils peuvent être attirés par ce sentiment de correspondre aux attentes, d’être populaires etc… Peut-être Hudson et Marlena sont-ils des équivalents opposés de Beth et Rob. C'est triste en plus Marlena crie "Hud" avant de mourir. Il s'est créé quelque chose entre eux. D'invisible à l'image évidemment.
La plupart des remarques déplacées de Hudson sont inscrites à l'intérieur d'une dynamique existentielle. Par exemple, quand il dévoile à tout le monde que Beth et Rob ont couché ensemble, il vient de se faire humilier par Lily qui s'étonne qu'il pense qu'elle aurait pu le mettre au courant. Il est le meilleur ami de Rob. Et donc, puisqu'il semblerait qu'il soit une merde insignifiante, si Lily le met maintenant au courant, c'est certainement que tout le monde peut être au courant. Son incapacité à garder le secret n'est pas un désintérêt pour Rob mais un malaise profond. Ai-je déjà écrit dans cette analyse que Hud est également Head Up Display ? Que son appellation souligne la manière dont il est avalé par la caméra ?
Marlena meurt parce que le regard extérieur conforme lui est hostile, et elle met sa vie en danger pour protéger ce regard en sauvant Hudson (la caméra) d’un monstre. D’ailleurs, une fois blessée, elle demande « how do I look ? » Elle se soucie peut-être de son image pour la première fois, le mal s’insinue en elle et détruit son intériorité => elle pleure des larmes de sang et sa tête explose.
Marlena dont l'intériorité est détruite et Rob qui s'étonne de voir Hudson et Lily pleurer leur amie alors qu'il s'en tamponne sévèrement.
Marlena et Hudson sont d’ailleurs les seuls personnages à réellement mourir de manière certaine. Jason pourrait bien être vivant, Rob et Beth ne meurent pas à la cam, Lily s’en tire. Les deux victimes les plus claires de l’histoire sont les deux personnages les moins « caméragéniques. »
Voilà, c’était Cloverfield. Dieu que ce film est difficile à expliquer. Il est ultra complexe mais en plus contient de réelles ambiguïtés qu’il est inutile de vouloir trancher (même si je le fais pour me faciliter la tâche). Il est difficile de bien discerner les motivations qui prédominent chez Beth, Lily et Rob même si les dynamiques dans lesquelles ils sont imbriqués sont compréhensibles.
En une phrase, le film est une description complexe du chaos que produit l’invasion d'un regard extérieur conforme (ou simplement bête) dans la vie intime des individus.
Et après, plus personne ne parvient à s’aimer et c’est triste ! Là ! Faîtes l’amour, pas des vidéos !
J'allais ajouter "arrêtez de vous soucier du qu'en dira-t-on ?" mais je crois que c'est justement l'une des erreurs qui est à la base de notre culture: L'idée que l'on peut faire entièrement abstraction de l'opinion des personnes qui nous entourent, qu'on peut se passer de reconnaissance. Si chacun peut échapper à mon opinion de lui, alors je peux dire n'importe quoi et lui infliger le point de vue le plus débile sans me soucier de mon impact. (Et l'on peut croire que la publicité n'est pas quelque chose de criminel)
Si les personnages de Cloverfield étaient capables de voir que Beth est une fille comme les autres, Rob n'aurait pas autant de difficultés à gérer sa relation avec elle. Et Lily oserait peut-être également se déclarer. Ou encore, Rob et Lily ne chercheraient pas l'amour de respectivement Beth et Rob. Une fille comme Marlena aurait largement plus de succès et Hudson ne serait pas un handicapé mental qui dit sans arrêt des choses déplacées. Aussi, Beth ne serait pas recroquevillée sur elle-même, terrifiée d'exprimer son amour de peur qu'on le désire uniquement comme un trophée.
J'espère que cette analyse vous aura interpelé et que vous en aurez retenu quelques trucs qui vous semblent pertinents (rien que le fait que Lily soit amoureuse de Rob par exemple, je trouve que c'est un élément intéressant qui ouvre la voie à beaucoup de réflexions).