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Calvaire (5400 mots)

Publié le par Kevinion

Calvaire (5400 mots)

Calvaire raconte l’histoire de Marc Stevens, un chanteur itinérant qui après un show dans une maison de retraire où ses chansons d’amour ont séduit autant les résidentes que les employées, part pour le sud avec son van. Lorsqu’il tombe en panne au beau milieu d’une forêt, il doit se rendre dans une vieille auberge tenue par un certain Bartel pour y passer la nuit.

Calvaire (5400 mots)Calvaire (5400 mots)Calvaire (5400 mots)

Personne ne semble y être venu depuis des années. Bartel et Boris, le jeune homme qui a guidé Marc jusqu’à l’auberge, sont deux personnages inquiétants. Aucun des deux ne prête attention quand Marc parle. Boris est constamment obsédé par la disparition de sa chienne et Bartel, bien qu’il manifeste de l’enthousiasme envers Marc, donne le sentiment qu’il sélectionne ce qu’il entend. D’après lui, le van est irréparable. Marc endure donc son enthousiasme envahissant et morbide pendant une journée et demie jusqu’à ce qu’il devienne évident qu’il n’est bloqué ici que parce que le propriétaire de l’auberge l’empêche de partir. Alors que sa duplicité est devenue évidente, Bartel se met à s’adresser à Marc comme à sa femme, Gloria, qui l’a quitté il y a plusieurs années. Il assomme le jeune chanteur avec la batterie du van. Pendant plusieurs jours, Bartel va le séquestrer et lui faire jouer le rôle de sa femme. Marc ne sera libéré que lorsque quelques villageois attaqueront l’auberge pour récupérer un agneau avec lequel ils ont des rapports sexuels. Parmis eux, Philippe Orton, un ancien amant de Gloria va lui aussi la voir en Marc. Alors que Marc s’enfuit, poursuivit par cet autre amant, celui-ci s’enfonce dans la boue du marais et meurt sous le regard du jeune homme.

On reproche parfois à « Calvaire », comme à beaucoup de films d’horreurs, d’être parsemé de scènes choquantes totalement gratuites. Ce qui frappe pourtant dans le film, c’est l’effort qui est fait pour rendre crédible voir compréhensible un comportement impressionnament pathologique. Mais c’est peut-être justement cette exploration détaillée d’un esprit malade qui rend le malaise palpable et encore plus difficile à supporter par le spectateur. En effet, il semble logique que rendre crédible un comportement effrayant et malsain par des détails et des explications, puisse augmenter le sentiment d’inconfort chez certains spectateurs. Par conséquent, cette accusation de contenir des scènes choquantes gratuites vient peut-être du fait que certaines scènes intenses ont un impact bien plus violent parce qu’elles ne sont pas gratuites justement.

Si « Calvaire » s’aventure dans les contrées d’un esprit malade, il ne le fait jamais d’une manière vague ou hasardeuse et suggère, dès le début, sa méthode. Bartel fonctionne comme la femme qui vient voir Marc après son spectacle (Mme Langhoff) ou comme l’infirmière de la maison de retraite (Vicky) qui le prend dans ses bras avant qu’il ne s’en aille. La différence qu’il y a entre le comportement de ces personnages est principalement quantitative et pas qualitative. Ils sont tous désespérément amoureux et seuls.

L’aspect morbide de ce sentiment amoureux est poussé dans ses extrêmes ce qui permet au spectateur d’observer des comportements qui n’apparaîtraient pas dans une situation normale. Mais si c’est l’aspect morbide qui fait apparaître les comportements les plus troublants, l’analyse de ces comportements permet de voir que des aspects essentiels du sentiment amoureux tel qu’il est décrit dans le film sont malsains.

De plus au-delà de permettre l’observation de cette morbidité dans le comportement des soupirants de Marc, « Calvaire » en suggère les causes au travers de son personnage principal. Plusieurs critiques ont soulignés l’étrange sentiment qu’il inspire. Alors qu’au travers de leur maladresse, de leur souffrance et de leur déséquilibre mental (léger ou sévère), les autres personnages trahissent une certaine humanité, le manque d’empathie et la passivité de Marc face à la souffrance qui l’entoure font qu’il dégage une froideur certaine. On peut aussi noter que bien qu’il soit la victime la plus évidente de l’histoire, ça n’est pas Marc qui meurt mais les deux hommes qui le prennent pour Gloria et cherchent désespérément en lui quelque chose qu’il n’a pas l’habitude de donner. Ainsi, même si Marc n’est pas directement responsable du mal-être des deux hommes on peut, sur une échelle plus grande, se demander si le malaise présent dans les personnages du film ne serait pas engendré par une personnalité comme la sienne.

La première chose que l’on puisse dire sur la manière dont le film présente l’amour est qu’il désolidarise le sentiment de l’acte sexuel.

Si Marc inspire du désir aux deux femmes au début du film, il n’en est pas de même pour Orton ou Bartel qui cherchent une autre forme de reconnaissance en lui.

Calvaire (5400 mots)Calvaire (5400 mots)Calvaire (5400 mots)

Il n’est pas évident que Bartel viole Marc pendant la période où il le séquestre et si l’on peut considérer que le film le suggère, Bartel ne montre à aucun moment un besoin d’intimité physique avec Marc. Il serait plus question, dans cette scène, de remplir son devoir conjugal ou de satisfaire un besoin naturel que de se laisser emporter par la passion. Les scènes de viol (Marc est violé par un personnage qui n’a aucun sentiment pour lui) et de zoophilie vont également dans le sens d’un acte sexuel sans lien primordial avec le sentiment amoureux. Ainsi, le sentiment et le désir peuvent être corrélés mais le sentiment n’est pas la cause nécessaire ou suffisante au désir ou inversement.

Qu’ils soient attirés sexuellement par lui ou pas, ce qui rend les personnages si dépendants de Marc, ça n’est pas le désir qu’il provoque chez eux mais le regard qu’il pose sur eux.

Vicky, l’infirmière de la maison de retraite, a besoin d’être regardé comme un objet de désir. Elle a clairement de l’affection pour Marc mais la manière la plus spontanée qu’elle ait de lui signifier son intérêt est de dissimuler des photos érotiques d’elle dans l’enveloppe qui contient le cachet de Marc. Ce geste suggère qu’elle n’est pas uniquement en quête de plaisir, puisque même si elles font leur effet, Marc sera sans doute loin lorsqu’il verra les photos. Ce que Vicky cherche avant tout c’est le sentiment qu’elle peut éveiller du désir chez cet homme. Elle ne ressent pas comme dévalorisant d’être résumée à son image et à son corps, au contraire elle s’expose au regard de Marc afin qu’il la juge selon ces aspects.

Calvaire (5400 mots)Calvaire (5400 mots)

Après qu’il ait rejeté les avances de Mme Langhoff dans les coulisses, celle-ci constate avec étonnement : « Mais vous m’avez regardé pendant le spectacle !?! » Juste avant l’incident, Mme Langhoff parlait de son age avancé, de sa probable mort prochaine et expliquait que les chansons de Marc étaient pour elle une source de jeunesse. Ecouter des chansons d’amour fait naître en elle la nostalgie d’une époque où elle pouvait encore être l’objet de cet amour. Elle aimerait retrouver la jeune fille qu’elle était et se sentir désirable et aimable de nouveau, elle ne dissocie pas les deux. C’est parce que Marc, en chantant ces chansons, se montre, aux yeux de madame Langhoff, un fin juge de ce qu’est une femme désirable/aimable que lorsqu’il la regarde pendant le spectacle, elle croit entrevoir la possibilité qu’il la considère comme telle et ne peut alors s’empêcher de chercher confirmation. Dans les coulisses, lorsqu’elle plaque la main de Marc entre ses cuisses, elle ne cherche pas tant le plaisir que la reconnaissance de sa féminité.

Contrairement à Vicky et à Mme Langhoff, Bartel ne cherche pas en Marc la preuve de son aptitude à inspirer de la passion ou du désir. Mais, comme les deux femmes, il devient dépendant du regard de Marc parce qu’il lui attribue la capacité de le juger, de le renseigner et de le rassurer sur un des aspects de sa personne qui lui est cher. Bartel voudrait se sentir un artiste, il voudrait qu’on le regarde comme tel et Marc, le chanteur itinérant, est la seule personne dans les parages qui puisse lui renvoyer cette image. C’est d’abord ce que Bartel tentera d’obtenir de Marc, allant jusqu’à l’inviter avec une insistance déplaisante à chanter après qu’il lui ait raconté une blague, pour partager leur art.

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Mais lorsque Marc comprend que Bartel le retient, l’aubergiste perd toute raison de sauver les apparences et achève de considérer Marc comme ce qu’il désirerait qu’il soit. Il ne s’adresse donc plus au jeune chanteur itinérant qui doit partir mais à sa femme bien-aimée Gloria. Dès lors, il va donner au regard de Marc le même rôle que celui du regard de sa femme (s’il a réellement eu une femme).

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On pourrait dire qu’il n’est pas question de regard, que Bartel veut simplement de la compagnie et fait jouer à Marc le rôle de sa femme mais le fait est qu’il ne lui demande rien. Marc est continuellement attaché et tellement choqué qu’il est incapable de parler. Bartel construit les conversations tout seul et ne semble pas gêné par le fait que Marc ne réponde pas. Malgré cela, il retrouve sa joie de vivre et son entrain. La seule chose que Marc offre à Bartel c’est sa présence et les attributs que Bartel voit en lui. Le film va ici dans le sens de l’idée qu’on ne peut exister sans le regard des autres ; plusieurs plans suggèrent que Bartel souffre plus que du simple vide laissé par le départ de sa Gloria. Avant de rejoindre Marc dans le lit conjugal, il se regarde dans la glace, arrange sa barbe et ses cheveux d’un air satisfait.

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La présence d’un « autre » lui permet de récupérer un regard sur lui. Alors qu’il s’amuse comme un enfant à faire monter et descendre l’attache remorque de son tracteur sur lequel Marc est assis, Bartel s’exclame : « Tu entends le rire de bartel ? L’enthousiasme retrouvé ! Ben c’est grâce à toi ! ». Egalement, plus tard dans le film, il placera des mots dans la bouche de Marc : « c’est bon de retrouver le soupe de Bartel ! » Ces passages à la troisième personne pour parler de lui montre sa soif de ne pas être qu’un « je », d’avoir un impact sur le monde qu’il ne soit pas le seul à constater. Si Vicky et Mme Langhoff voulaient être rassurées sur un aspect précis de leur être, Bartel a même besoin de constater son existence. On peut parler de lui et de ses actes, donc il est un individu et il le redevient de son propre point de vue également.

Enfin, Orton n’a pas besoin de percevoir une quelconque qualité en Marc pour retrouver l’amour qu’il avait pour Gloria. Il veut juste la confirmation qu’elle l’a aimé. Il mourra en criant « dis-moi que tu m’as aimé ! » au lieu de chercher à comprendre pourquoi Marc ne tente pas de lui sauver la vie et de le supplier de le faire. Ici, le besoin qu’Orton a d’être regardé comme un objet d’amour et si essentiel que protéger sa vie est moins important.

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Il est à noter que Bartel et Orton confondent Marc avec un personnage qui s’appelle Gloria. « Gloria » est l’ancien mot latin pour « gloire » et la gloire c’est la reconnaissance de la qualité d’une personne ou de l’importance d’un de ses exploits par la multitude. En rebaptisant Marc ainsi, Bartel ne fait pas que pointer du doigt ce qui l’intéresse en lui, il circonscrit également son champ d’action. Il nie les aspects de la personnalité de Marc qui lui font obstacle.

Parce que la souffrance qui les accable retient toute leur attention, les comportements des personnages amoureux de Marc tendent tous à être égocentriques voir égoïstes.

On peut dire qu’à cause de leur souffrance Mme Langhoff et Vicky ne peuvent plus regarder le monde qui les entoure avec lucidité. Marc ne leur a fait aucune avance, ni n’a montré un intérêt autre que financier à leur égard. Or, Mme Langhoff et Vicky vont se tromper ou chercher à obtenir de lui quelque chose qu’il ne lui vient pas à l’idée d’offrir spontanément. Le regard qu’elle cherche, Marc n’est pas apte à le donner, elles se trompent sur lui. Sur ce point, la chanson d’amour qu’il interprète est très significative.

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Elle parle d’un couple qui se forme sur la tendresse et le partage de l’argent. Ses spectatrices ne voient qu’un aspect, il voit l’autre. Ce qu’elles aiment chez Marc n’existe pas vraiment et il n’y a que parce qu’elles sont dans la détresse qu’elles commettent cette erreur d’observation. Leur attention n’est pas tournée vers Marc mais vers elles-mêmes. Il n’est qu’un outil qu’elles aimeraient utiliser pour récupérer sur elle-même un regard qu’elles ont perdu. Ce fonctionnement les éloigne totalement de la perception de ce qu’il est réellement et de ce dont il a besoin. Elles parviennent à oublier qu’il ne vient qu’une fois par an et qu’elles ne peuvent être rien de plus qu’une étape insignifiante pour lui. Mme Langhoff, qui doit avoir près de 70 ans, parvient à croire qu’il lui fait des avances pendant le spectacle uniquement parce qu’il la regarde.

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Le Marc que ces femmes aiment est une vue de leur esprit. Il n’est pas difficile d’imaginer qu’elles auraient le même comportement avec n’importe quel autre chanteur itinérant.

Bien que le comportement de Mme Langhoff et de Vicky ait déjà quelque chose de malsain, qu’elles résument Marc à quelque chose qu’il n’est pas, elles ont encore assez les pieds sur terre pour accepter la perte de l’illusion. La pauvre Mme Langhoff, après ses avances dans les coulisses, réalise très vite la crudité de ce qu’elle vient de faire et rejète son comportement violemment. Quand à Vicky, bien qu’elle soit entreprenante à un point gênant, elle garde toujours une certaine lucidité : elle ne confond pas ou pour seulement quelques instants, le regard de Marc qui attend son cachet avec un regard amoureux. Bartel va bien plus loin lui.

Trois étapes sont observables dans l’évolution de la manière dont il va traiter Marc. Le soir où ils se rencontrent, l’aubergiste est à la limite de l’impolitesse. Il ne semble pas très content d’avoir été réveillé par un client au beau milieu de la nuit. Ensuite, il apprend que Marc est un « artiste ». Dès lors il ne sera plus intéressé que par cet aspect du jeune homme. Il rapportera chacun de leurs échanges à ce sujet : 15min30 « Alors l’artiste ! Bien dormi ? », 15min50 « entre collègues c’est normal », 15min55 « J’ai vu l’inscription : artiste chanteur ! Moi aussi je suis artiste… », 18min20 « allons, un artiste a besoin de se ressourcer de temps en temps. », « Si je peux vous donner un conseil, ne descendez pas au village – Pourquoi ? – Parce que ce ne sont pas des gens comme vous et moi, ce ne sont pas des artistes… », 29min37 « vous comprenez pourquoi je suis si heureux d’être en compagnie d’un artiste. », 33min04 « vous faîtes pas prier surtout entre artistes ! ». Pendant cette deuxième étape il est déjà sourd aux aspects de Marc qui ne vont pas dans son sens et même on peut dire qu’il commence à les refouler. Marc devra insister plusieurs fois pour que Bartel veuille entendre ses questions sur un garagiste potentiel ou sur la présence d’un téléphone dans l’hôtel. Il ira jusqu’à lui ordonner de se taire, prétextant le comportement bizarre de Boris, pour reporter la question. Egalement, pendant la scène du repas, la manière dont il ignorera la question de Marc sur les villageois est très impressionnante (29min19s). Enfin, Bartel finira par nier l’identité et l’histoire de Marc pour ne plus voir en lui que Gloria. Le passage à cette étape est marqué par la destruction du camion du chanteur qui contient ses costumes, des livres sur la musique, ses papiers et des photos de ses parents bref, les quelques indices de son identité. Egalement, c’est lors de cette scène que Bartel blesse Marc au visage. Cette blessure, que Marc gardera jusqu’à la fin du film, peut être un signifiant de sa blessure psychologique, de sa perte d’identité.

On pourrait dire que l’amour de Bartel n’est égoïste que parce que Marc n’est pas Gloria et que le pauvre aubergiste est juste dévasté par la perte de sa moitié mais on peut voir à plusieurs moments qu’il l’enfermait elle-aussi dans un rôle. Lors du repas durant lequel Bartel raconte son histoire à Marc, il parle du dépars de sa femme en ces termes: « Cette femme était tout pour moi, alors en la perdant j’ai tout perdu. Vous comprenez pourquoi je suis si heureux d’être en compagnie d’un artiste ? » Ces quelques lignes semblent traduire un amour intense pour Gloria et une peine inguérissable face à sa perte. Pourtant, Bartel ne parlera pas plus de sa femme, à la place il va centrer la conversation sur l’impact que la présence de Gloria avait sur lui-même, sur le prix qu’il a eu pour son humour, sur son tempérament enjoué à l’époque où elle était encore là, sur son talent de raconteur de blague et sur l’essai qu’il a commencé à écrire sur l’enthousiasme et l’humour. Un autre repas fait écho à celui-ci plus tard dans le film. Durant ce second repas, Bartel va proposer à Gloria de reprendre leur vie d’avant, de « relancer l’auberge. » Une fois encore, il devient vite clair qu’il n’est question que de lui. Après lui avoir expliqué son idée : « Alors toi tu chanteras bien sûr, et moi je f’rai p’t-être la première partie ! », il s’exclame avec enthousiasme: « Je ne voudrais pas vous inquiéter, mais j’ai l’impression que votre Babyfoot se fait la male !» qui est la chute d’une blague qu’il a raconté à Marc plus tôt. Il fantasme déjà sur sa représentation, le talent de Gloria n’est qu’un moyen de parvenir à ses fins. Bien plus qu’elle, c’est lui-même qu’il aimait quand cette grande artiste était sa femme. Quelques répliques laissent entrevoir qu’il ne devait pas la traîter avec tous les égards que son admiration semble suggérer. Avant d’emmener Marc dans la forêt pour couper un sapin, il s’exclame : « Où est passée ma hâche ? Tu sais ma hâche avec son manche de chêne ? Ça c’est des choses que tu d’vrais savoir ! Tu as toujours cette manie de… de ranger mes affaires n’importe où ! Ah ! La voilà ! Alors tu vas voir, on va rapporter le plus beau sapin et c’est toi qui va le décorer ! »

"T'as vu ? Comme un jeune homme !" Bartel promène un regard avec lui. Un peu comme on fait un selfie aujourd'hui quoi."T'as vu ? Comme un jeune homme !" Bartel promène un regard avec lui. Un peu comme on fait un selfie aujourd'hui quoi."T'as vu ? Comme un jeune homme !" Bartel promène un regard avec lui. Un peu comme on fait un selfie aujourd'hui quoi.

"T'as vu ? Comme un jeune homme !" Bartel promène un regard avec lui. Un peu comme on fait un selfie aujourd'hui quoi.

On sent que la vie de Gloria pouvait être un peu étouffante. On peut également prendre la confusion que Bartel fait entre Marc et sa femme d’une manière réductrice pour elle. En effet, il est assez peu flatteur pour elle qu’il ait juste besoin d’un mauvais chanteur qui ne dit rien et qui porte une robe pour avoir le sentiment de la retrouver et redevenir enthousiaste. C’est tout de même une manière bien étriquée de percevoir sa bien-aimée, on se demande un peu moins pourquoi elle s’est enfuit.

Enfin, on peut noter que simplement, bien qu’ils se considèrent amoureux de Marc, Orton et Bartel ne sont pas sensibles à sa souffrance. Bartel le crucifie, Orton le regarde faire. Le villageois ordonne également à ses hommes de violer le chanteur plus tard dans le film.

La représentation du sentiment amoureux est donc assez négative dans « Calvaire ». Mais il est tout de même question d’amour aussi incroyable que cela puisse paraître. Bartel fera allusion à ses sentiments plusieurs fois : « t’es encore venue piétiner mon cœur !?! » [43min54]. « Buvons aux miracles qui réunissent ceux qui s’aiment à Nöel ! » [1h07min], également on peut lire « nous vous aimons beaucoup… » sur une des photos de Vicky.

Cet amour est un amour perverti, réduit au besoin d’un regard qui renvoie une image fantasmée de soi. Le sentiment amoureux, dans le film, est donc dirigé vers soi-même et la personne « aimée » est réduite à l’état d’objet, ses besoins, sa souffrance et même son identité sont menacées d’être refoulées.

Il est difficile de dire si cette conception du sentiment amoureux est généralisable ou pas, si ce sentiment est toujours accompagné d’une part d’égoïsme qui peut prendre le dessus sur la simple appréciation de l’autre, en tout cas, le film semble donner quelques indices sur le pourquoi de cette perversion et suggère ainsi que généralisable ou pas, cet amour perverti n’est pas une fatalité.

C’est dans le personnage de Marc que l’on peut éventuellement trouver les racines du mal. Les qualités et notions qui lui sont associées sont assez troublantes car elles amènent à penser qu’il aurait certaines prédispositions à devenir la victime des abus dont il va être victime justement. Comme s’il avait une part de responsabilité.

Le film commence sur Marc se maquillant devant la glace. Il se prépare pour son show. Dès le départ, il est définit comme une image. Il n’a pas de profondeur. On le voit se maquiller, ce qui a deux effets notables : D’abord, cela introduit une part de féminité dans le personnage, car même si évidemment le maquillage n’est pas réservé aux femmes, il est tout de même associé à la féminité. Ensuite, cela suggère une certaine duplicité chez Marc. Il enfile un masque avant de monter sur scène, il se met dans un rôle.

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Ce rôle, c’est celui de l’amoureux romantique. Il le joue pour les résidents de cet hospice. Il y a quelque chose de choquant dans le fait de gagner sa vie sur la misère affective de ces pauvres gens. Et il y a quelque chose de violent dans le vide derrière la façade. Mme Langhoff et Vicky sont si désespérées qu’elles finissent par confondre Marc et son rôle et qu’également elles ne voient pas la médiocrité de son interprétation. Il aurait été moins étonnant qu’elles soient séduites par un chanteur élégant et talentueux. Le ridicule du spectacle de Marc ne sert qu’à souligner encore plus le malaise intérieur de ces deux femmes.

Mais talentueux ou pas, Marc prostitue donc son identité et son regard. Sa chanson ne laisse pas de doute à ce sujet, c’est la proposition d’un homme à une femme de mettre « en laisse la bourse et la tendresse ». Partager les gains de chacun parce que les temps sont durs, donner une base économique à une relation amoureuse. C’est ce qu’il fait avec ces pauvres femmes, il échange une tendresse de pacotille contre un peu d’argent. Vicky, même si elle ne parvient pas à lui résister semble le comprendre puisqu’elle met ses photographies aguicheuses dans l’enveloppe contenant le cachet de Marc. Comme si le meilleur moyen d’être certaine qu’il les regarde était de les mettre près de l’argent. Il semble que Marc ne soit intéressé que par ça. Il est très heureux de répondre à Vicky qu’il va dans le sud et qu’il espère y rencontrer des producteurs mais ne s’étalera sur aucun autre sujet, ni ne fera preuve d’une quelconque sensibilité face à la douleur des deux femmes.

Ce qu’il y a d’un peu effrayant dans le personnage de Marc c’est qu’il ne semble pas comprendre la souffrance de ceux qui l’entourent. Il profite de la détresse sans réellement la voir. Lorsque Mme Langhoff se maudit parce qu’elle lui a fait une proposition indécente dans les coulisses, Marc ne réagit pas. Il se regarde dans la glace d’un regard vide. Il est peut-être choqué mais on dirait plutôt qu’il ne comprend juste rien à ce qui vient d’arriver. Il n’est pas cynique, il est totalement innocent. Il montre même à de nombreuses reprises une gentillesse certaine bien que superficielle : Il présente ses vœux aux résidents pendant son spectacle, il essaye de rassurer Mme Langhoff quand elle fait allusion à sa mort prochaine, il lui dit « tout ce que vous voulez » quand elle lui demande si elle peut lui demander un service, il s’excuse auprès de Bartel quand il aborde le sujet du mariage et que l’aubergiste lui répond que sa femme l’a quitté. Cependant, dans la même conversation, il ne sera pas sensible aux tentatives de Bartel de le faire s’intéresser un peu à sa vie. Avec un peu de finesse il lui serait évident que Bartel attend qu’il lui pose des questions mais Marc reste silencieux et sourd aux perches tendues : « … à l’époque où l’auberge était encore en activité… vous savez qu’on attirait beaucoup de monde hein… et beaucoup d’artistes notamment… enfin maintenant que Gloria est partie c’est plus pareil… Gloria ! Ma femme. »

Calvaire (5400 mots)Calvaire (5400 mots)

Ça n’est pas vraiment par désintérêt qu’il se montre froid mais juste parce que sa sensibilité est totalement atrophiée. La seule raison que le film avance pour expliquer cette atrophie, c’est que Marc est uniquement tourné vers l’argent. Sa personnalité est aliénée par ce besoin unique. On peut par conséquent relever un point commun entre lui et les autres personnages : c’est le profit qui dicte ses comportements vis-à-vis d’autrui.

Cependant, une fois ce point commun relevé, ce sont les différences qu’on observe qui sont intéressantes. Tous les personnages qui aiment Marc sont à fleur de peau. Ils recherchent tous désespérement à combler un vide dans leur existence ou même le vide de leur existence. Derrière leur douleur se cache une envie intense de vivre et d’être heureux, même Bartel inspire de la sympathie.

Au contraire, Marc est lisse, sans passion, il parle peu, il porte un pull gris. Sa passivité est même assez souvent exaspérante. Au début du film, on assiste à sa vision d’un show qui a pour thême l’amour et si l’on rit c’est bien parce qu’il est vite évident que Marc ne sait pas de quoi il parle. La manière dont il se déplace s’approche du burlesque, les paroles de la chanson sont absurdes et totalement anti-romantique (« nous serons ensemble, la tête et les jambes ») et enfin, sa personnalité n’a elle-même rien de romantique, ce qui fait sentir qu’il fait surtout ça pour vivre (ce qu’il suggère dans la chanson également). Bartel au contraire est un comique, même si son talent est discutable il est clair qu’il est naturel chez lui de vouloir faire rire. Il parle même d’un essai qu’il voulait écrire intitulé : « notion de l’enthousiasme dans les principes de l’humour » ce qui sonne très lettré pour Bartel. Cet indice d’un côté un peu intellectuel chez lui s’oppose à l’image qu’on a pu se faire de lui auparavant et ajoute une profondeur au personnage et fait naître un peu de curiosité chez le spectateur, curiosité qu’il n’a pas pour le chanteur. De plus, il devient évident que son « art » prenait une grande place dans la vie de Bartel et dans son bien-être. Alors que Marc ne montre aucune passion pour son métier et que les deux fois où il chante c’est pour obtenir la récompense qui vient après (argent, liberté d’aller se coucher).

Le fait que Marc soit si dépassionné, muet, passif et enfin, même si c’est un détail, qu’il ait le visage un poil émacié, connote son personnage avec la mort.

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Aussi, les deux personnages qui tentent le plus d’obtenir « son amour » en mourront. Marc est définitivement une victime étrange pour laquelle il est difficile d’avoir une compassion pure.

Puisque Marc n’est intéressé que par l’argent, le film pourrait suggérer que c’est cet intérêt unique qui lui donne cette personnalité si particulière. Sa sensibilité atrophiée viendrait du fait qu’une sensibilité développée ne lui serait d’aucune utilité. L’absence de passion dans ses comportements serait dû à l’absence de plaisir qu’il a à vivre simplement car il serait entièrement tourné vers le profit. Enfin, le fait que sa personnalité soit tournée vers l’argent inspirerait un amour morbide.

Parce qu’il est prêt à prostituer son identité ou son regard, il les réduit à des conceptions unidimensionnelles et leur enlève leur sens. Un regard amoureux trouve sa valeur dans ce qui le provoque. En acceptant de feindre l’amour, il dégrade le sentiment, il le prive de ses raisons et de sa logique pour ne laisser qu’une illusion creuse dont les personnages vont devenir dépendant parce qu’elle ne les rassasiera jamais. De plus en ôtant les raisons réelles de ses comportements (puisque sa motivation c’est le profit) et en les présentant comme produisibles à volontés, il les rend accessibles au vol.

Ici, il est plus question des conséquences d’une psychologie formée autour de la recherche du profit que de ce que l’on peut voir du comportement de Marc dans le film. Prenons l’exemple de la prostitution. Lorsqu’on a des rapports sexuels avec une personne, cela procure un certains nombres de choses. Déjà, on ressent un plaisir physique certain si on a la chance d’avoir un orgasme, également, le fait d’être touché, d’être caressé, le contact avec un autre corps est agréable physiquement et psychologiquement. C’est bon de sentir que quelqu’un veut nous procurer du plaisir et d’être l’objet de marque de tendresse. En dehors de l’acte en lui-même, il y aussi le sentiment d’être normal qui est rassurant, d’être attirant, peut-être d’être viril pour les garçons etc… Les raisons pour lesquelles une personne a envie de faire l’amour avec nous peuvent elles-aussi être extrêmement importantes. C’est très agréable de se dire que notre intelligence / humour / beauté / musculature nous donne un pouvoir de séduction. Il est évident que l’acte sexuel auquel la prostitution nous donne accès n’a rien à voir avec ça. Il ne reste pratiquement que le plaisir physique, l’acte perd son histoire et son sens (ou en prend un autre bien plus violent). Surtout, la volonté d’une des deux personnes de l’accomplir a des raisons totalement étrangères à celles qu’il a naturellement.

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Une prostituée a des rapports sexuels parce qu’elle a faim, parce qu’elle veut s’acheter une voiture, parce qu’elle veut nourrir ses enfants, parce qu’elle veut s’acheter des livres, parce qu’elle veut continuer ses études. L’acte perd sa signification naturelle. Tout acte motivé par le profit voit son aspect immatériel endommagé dans l’opération. De plus comme les raisons des comportements ne sont plus claires, que les comportements semblent pouvoir être produits à la demande contre de l’argent, la sensibilité des gens s’émousse, ils peuvent perdre leur capacité à discriminer entre un comportement motivé par le profit et un comportement similaire mais authentique.

Les personnages de calvaire sont perdus dans ce mécanisme, ils cherchent à retrouver des choses passées qui n’ont aucunes raisons réelles de revenir mais comme ils sont devenus insensibles au fonctionnement de ce qu’ils recherchent, un ertsatz un tant soit peu ressemblant leur convient. Ils ne voient pas l’absurdité d’uniquement rechercher un comportement sans son sens.

Marc, quand à lui, n’a pas perdu sa sensibilité, il ne l’a jamais développée. C’est une page blanche sur laquelle les autres personnages mettront ce qu’ils veulent. Quand on produit un comportement qu’on aurait aucune raison de produire si ça n’était pour l’argent, on s’objectifie. On accepte d’être réduit à l’état d’outil. Marc n’est pratiquement que cela car la majorité de ses comportements vont dans ce sens.

Si on regarde les choses de ce point de vue, Marc fait partie des causes du mécanisme dont il est la victime.

Le sentiment amoureux égoïste et aveugle qui est décrit tout au long du film pourrait donc être le sentiment amoureux que produit une société où des comportements émotionnels ou des sentiments peuvent être produits ou feints en échange d’une somme d’argent. Une telle société conditionnerait les gens à ne voir en autrui qu’un moyen et à ne pas être sensibles à ses ressentis.

A la fin de Calvaire, Marc accepte d’endosser le rôle de Gloria. Orton qui le poursuivait avec un fusil, s’enfonce dans le marais et va se noyer d’un instant à l’autre. Il demande à Marc si il l’a vraiment aimé et Marc lui répond "je t'ai aimé" d'une voix inaudible. Orton disparait dans le marais et il ne reste que Marc.

Calvaire (5400 mots)

La manière dont le vieil homme meurt donne le sentiment qu'il est exclu du monde. Son corps ne reste pas à l'écran il disparait et Marc ne parvient pas à le retenir. La fin du film constate l'incapacité de Marc à aimer. Au fur et à mesure de la poursuite finale, des étendues de neiges apparaissent. Le décors se fait de plus en plus blanc et la température baisse. Le film se conclut sur le monde vide d'un homme qui ne peut pas aimer.

Calvaire (5400 mots)Calvaire (5400 mots)Calvaire (5400 mots)