Miss Peregrine et les enfants particuliers: Le Creux dévore Jacob. (2800 mots)
"Oh, que c'est mignon, le grand-père raconte des histoires de monstres à son petit enfant délaissé par ses parents." Sauf que le grand-père croit en la réalité de ce qu'il raconte et qu'il ne raconte pas ses histoires par amour et pour divertir son petit fils mais pour l'y faire adhérer. Nous sommes en train de regarder un esprit isolé et fragile se faire exploiter et envahir par un esprit malade.
Miss Peregrine et les enfants particuliers avait tout pour me faire l’éviter comme la peste. Eva Green, Tim Burton post Sleepy Hollow, un film pour enfant qui semblait encore cacher un élitisme abject derrière son idée de destin tragique (Harry Potter). Et enfin, il y avait les deux Vlogs de Durandal qui semble s’être bien pris la tête avec son public sur le sujet.
Si j’écris cet article, c’est justement motivé non pas par la qualité du film -qui est loin d’être honteux sans pour autant être vraiment réussi- mais par le point auquel Durandal se plante lorsqu’il en parle.
Les vidéos de Durandal: 1 et 2
Dans sa critique il s’attarde énormément sur son absence de cohérence et étend même la discussion dans une vidéo qu’il consacre justement au besoin de cohérence, en réponse à toutes les remarques du type « tu te prends trop la tête Dudu, c’est qu’un film et gnagnagna » qu’il a dû se manger. Ce qui m’amuse c’est que je comprends parfaitement son argumentation et sa position et suis même entièrement d’accord avec lui, sauf que… pas dans le cas de Miss Peregrine.
L’erreur que Durandal fait au sujet de Miss Peregrine (et plus ou moins d’Alice au pays des merveilles aussi d’ailleurs) c’est que si ces histoires se doivent d’avoir une cohérence prises dans leur entièreté, le monde qu’elles décrivent a parfaitement le droit d’être purement (ou au moins en apparence) absurde, par opposition à celui d’Harry Potter par exemple. Harry Potter passe d’un monde cohérent (le monde réel) à un autre (le monde des sorciers). Ces deux mondes obéissent à des règles différentes et leurs interactions peuvent mener à des phénomènes étranges mais qui se doivent de respecter une logique et de rester cohérents.
Dans Miss Peregrine et les enfants particuliers, Jacob va dans un monde imaginaire qui n’a pas besoin de garder une cohérence interne et c’est justement l’horrible sous-texte du film. Le monde des enfants particuliers n’est que le produit de l’imagination d’abord d’Abe puis de Jacob. Ses règles énoncées peuvent donc être « violées » en fonction des besoins de l’individu qui le fantasme.
Voici l’histoire « officielle » du film : Pendant toute son enfance, Jacob a été très proche de son grand-père qui lui a raconté qu’il venait d’une sorte d’orphelinat dans lequel vivaient des enfants aux pouvoirs étranges, exclus de la société et chassés par des monstres qui voulaient dévorer leurs yeux pour redevenir humains.
Les parents de Jacob sont deux beaufs insipides qui vivent dans une banlieue vide de Floride et qui ne s’occupent pas de leur enfant. Ils ne croient évidemment pas aux histoires du grand-père mais combattent assez peu l'influence de ce dernier sur le gamin. Jacob se retrouve esseulé et rejeté à cause de cet univers merveilleux dont son grand-père lui parle depuis toujours.
A la mort d’Abe, Jacob ne parvient pas à faire le deuil de celui-ci et les parents décident d’emmener leur fils sur le lieu du prétendu orphelinat afin de le confronter à la réalité. Etrangement, son père interdit à Jacob de visiter l’endroit à la dernière minute. Evidemment, le gamin désobéit et découvre un univers parallèle dans lequel vivent encore les enfants particuliers.
Petit à petit Jacob va se trouver une place parmi les enfants de Miss Peregrine, découvrir au passage qu’il est lui aussi un enfant particulier pour finalement remplacer la maman de substitution du groupe et en devenir le leader. Fin.
Si l’on regarde le film sous cet angle, il est normal de penser que le monde des enfants particuliers, en tant que réalité parallèle, se doit d’être cohérent. Sauf que le film dissimule à peine une autre manière de le percevoir que l’on écarte simplement parce qu’elle n’est pas amusante :
Abe a été traumatisé par la mort des enfants de l’orphelinat dans lequel il vivait et qui a été détruit par un bombardement juste après son départ. Il est devenu victime de ce qu’on appelle le syndrome de culpabilité du survivant.
La définition très brève qui est donnée de ce syndrome sur wikipédia correspond parfaitement au grand-père de Jacob: « Le survivant est rongé par la culpabilité, le sentiment d'avoir « trahi ». Ce sentiment de faute peut être à l'origine soit d'une dépression, voire d'une névrose obsessionnelle, soit d'une évolution vers des idées persécutives. »
Ainsi, Abe est réellement malade. Le monde des enfants particuliers est le résultat d’une névrose obsessionnelle (en vérité c’est plutôt d’une psychose puisqu’il ne se rend pas compte qu’il est malade). Et Jacob est un enfant qui a été élevé sous l’influence d’une telle personnalité incapable de faire la différence entre la réalité et un monde d’oppression résultat d’un traumatisme horrible.
Les quelques scènes qui décrivent la relation d’Abe et de Jacob ainsi que la vie de l’enfant montrent comment il a pu être « avalé » par l’imaginaire du grand-père et comment il a été rejeté de la réalité en conséquence. Le rejet de Jacob a une cause et réellement, l’état de sa santé mentale est alarmant. Son trouble n’est pas une idiosyncrasie rigolote et inoffensive qu'il faudrait accepter par ouverture d'esprit.
Abe prend une place affective bien plus importante que celle de ses parents dans la vie de Jacob et par conséquent, le monde de Miss Pérégrine également… et la culpabilité du grand-père… et sa paranoïa… et le drame de la mort de tous les enfants (que Jacob apprend après la mort de son grand-père et qui garde donc toute sa force symbolique pour lui).
Ce que l’on peut confondre avec un père absent et indifférent au sort de son enfant est en réalité un homme déjà déglingué. Il faut se rappeler que Frank est déjà le fils d’Abe et qu’Abe n’a pas été moins cinglé quand il a élevé son fils que son petit-fils. Frank aussi a été un enfant et a sans doute eu beaucoup de mal à devenir ce qu’il est aujourd’hui (un enfant ordinaire qui ne voit pas les Creux).
Lorsqu’il dit ses derniers mots à Jacob, Abe lance de manière comique: « Je sais que tu dois me croire fou mais les oiseaux t’expliqueront tout. » Frank veut écrire un livre sur les oiseaux. Tout est dit. Il n’a toujours pas résolu le problème de sa relation avec son père, il est toujours écrasé par le fantasme chronique de son père fou et continue d’essayer de se convaincre que les oiseaux ne parlent pas, ou au contraire de constater que certains le font.
Frank fait semblant de regarder un documentaire sur les oiseaux en présence de son père puis change de chaîne pour regarder le football.
La scène dépeint l'habituelle dynamique "père qui étouffe les rêves de l'enfant parce qu'il déteste sa vie" alors qu'en réalité Frank est en rivalité avec Abe pour l'amour de Jacob et qu'Abe a une longueur d'avance. A la télévision, les oiseaux disent précisément ce qui est en train de se passer (des rapaces dévorent le contenu d'un oeuf).
Lorsqu’il emmène Jacob au pays de Galle et lui propose d’aller observer les oiseaux, il veut que son fils accepte de venir dans le monde réel. Là où les oiseaux ne parlent pas. Ce n’est absolument pas un père indifférent débile, c’est un père impuissant face au grave trouble psychiatrique de son môme et qui fait ce qu’il peut. D’ailleurs, il y a une blague terriblement subtile dans le film, lorsque Jacob fait parler un faucon pèlerin pour rigoler et que Frank le regarde horrifié. Spontanément, nous le trouvons ridicule et comprenons que Jacob fait une blague. Sauf qu’en réalité, la réaction de Frank est parfaitement compréhensible. Oui Jacob fait une blague, mais s’il peut faire une telle blague, c’est parce qu’il n’a pas conscience de la gravité de son état. Il a déjà eu des hallucinations, il a déjà vu des monstres etc… et il est normal que son père ne puisse plus démêler le vrai du faux. Jacob n’est pas en position de faire une telle blague et d'espérer qu'elle ne va pas éveiller d'inquiétude.
L’histoire du film raconte donc l’épreuve que représente la mort de son grand-père pour le jeune ados et surtout son combat intérieur pour en faire le deuil. C’est pour cette raison que le monde de Miss Peregrine n’a pas besoin d’obéir à une cohérence interne : car il est directement déterminé par la psychologie de Jacob. Barron l’horrible méchant pourrait devenir gentil en un claquement de doigt. On pourrait apprendre que Miss Peregrine est en fait un monstre qui dévore les enfants dans la cave. Les creux pourraient soudainement devenir visibles aux yeux de tous et invisibles à ceux de Jacob. Tout pourrait arriver en fonction de la manière dont l’enfant vit son rapport au monde réel et à l’univers malade de son grand-père.
Bien sûr, les incohérences et les retournements de veste ne font pas un bon film. Mais simplement, beaucoup des incohérences de Miss Peregrine ne sont que des incohérences de surface qui proviennent du fait que le monde parallèle n’est que le fantasme d’un enfant qui perd les pédales et qui est en pleine crise identitaire.
L’enjeu de Miss Peregrine et les enfants imaginaires est donc la santé mentale de Jacob. Spoiler, le gamin devient complètement cinglé et finit certainement à l’asile mais puisque l’on reste dans le monde imaginaire jusqu’à la fin, on ne peut pas le savoir. (Ni savoir le nombre de personnes qu'il a énucléé dans son délire).
Plus spécifiquement, l’enjeu de l’histoire est de savoir si le gamin va se faire engloutir par la culpabilité du grand-père. C’est de cela qu’il est réellement question. Tout au long du film, Jacob est en conflit avec Abe et il lui pend au nez d’être aspiré dans le monde imaginaire pour rectifier le drame qui a rendu son grand-père fou.
C’est autour de cela que tourne l’intrigue, ses mystères et révélations, ses incohérences et ses rebondissements. Par exemple, je pense que Miss Peregrine ne veut rien dire à Jacob parce qu’elle sait qu’il n’est pas et ne sera jamais Abe. Elle tue un Creux en cachette au lieu d’expliquer leur existence au nouveau venu pour le protéger de l’envie qu’il pourrait développer de se mêler de leur vie et de rester. Par contre, Emma, qui était amoureuse d’Abe, pousse Jacob dans son rôle. Ce qui rend d’ailleurs assez drôle le passage de la vidéo de Durandal lorsqu’il critique le fait que l’histoire d’amour est insipide au possible et qu’on dirait presque qu’Emma et Jacob tombent amoureux parce que tout le monde attend d’eux qu’ils le fassent, ce qui est une lecture assez pertinente puisque leur premier baiser leur est inspiré par le rêve prémonitoire d’un autre personnage et que leur histoire d’amour est réellement factice. Nous ne sommes pas devant une faiblesse d’écriture mais bien devant un élément assumé du film (mais un poil dissimulé parce que le public n'aime pas qu'on parle d'histoires d'amour fausses).
Emma et Jacob témoins de leur premier baiser alors qu'ils ne le conçoivent pas encore. Rien de malsain là-dedans. Sans parler du fait qu'Emma a l'air de bien apprécier les mains baladeuses du petit gars invisible... qu'elle s'assure plus tard de mettre à l'écart en emmenant Jacob sous l'eau.
Aussi, Enoch est jaloux de Jacob de manière totalement absurde sans que l’on comprenne pourquoi. Mais c’est parce qu’il croit que Jacob va reprendre exactement la même position qu’Abe. Il a peur qu’Olive, qui était certainement amoureuse d’Abe ne tombe amoureuse de Jacob. Il est jaloux de quelque chose qui n’existe pas encore mais pourrait bien apparaître, et justement, à la fin du film, Jacob regarde Olive et Enoch se tenir la main avec envie. Jacob est devenu Abe.
Au premier repas de Jake parmis les enfants particuliers, Olive l'invite à s'asseoir à côté d'elle. Mais il prend la place du petit gars invisible au final.
L’un des aspects du film qui m’a beaucoup posé problème et qui de toute façon rabaisse sérieusement sa qualité, c’est qu’après environ une heure et demi absolument sérieuse et adulte, il se transforme en film pour enfant immonde et ridicule avec incohérences à la pelle, méchants attardés mentaux et effets humoristiques ridicules à grincer des dents.
Pourtant, au niveau de la structure de l’histoire, cette dernière partie est justifiée. Le monde de la boucle temporelle des enfants imaginaires est le monde du grand-père. Il obéît à la logique du grand-père et à sa sensibilité. Il est violent, âpre et cruel. Le monde d’un enfant qui a vécu la seconde guerre mondiale.
Mais dès que les enfants quittent la boucle temporelle et que l’on dépasse l’heure à laquelle le manoir devait être bombardé on entre dans le fantasme de Jacob et toutes les règles sont violées, réécrites et détournées pour satisfaire ses propres désirs et non plus ceux du grand-père.
Lorsqu’Enoch se fait balancer d’un mur à un autre par un Creux pendant cinq minutes avant que Jacob ne se décide à lui tirer dessus à l’arbalète, c’est parce qu’il déteste Enoch et qu’il est bien heureux qu’un Creux le tabasse.
Lorsque Barron prend la forme de la psy ou de l’ornithologue c’est parce que Jacob se venge du réel et adapte les méchants fantasmatiques de son grand-père à sa propre histoire. Il rejette une à une toutes les choses qui se sont opposées à ce qu’il soit absorbé par le monde imaginaire. La psy qui l’aide. Un expert en oiseaux.
Et quand Barron devient Jacob à la fin du film, dans ce climax ultra bizarroïde sorti de nulle-part, c’est en réalité horriblement logique car la dernière des choses qui s’opposent à ce que le « Soi » de Jacob soit absorbé par Abe, c’est Jacob lui-même.
Quand les enfants imaginaires tentent de déterminer qui des deux Jacob est le vrai, Barron dit « C’est moi Jake. J’ai grandi en Floride et je voulais être explorateur. Je pensais que rien ne changerait jamais parce que j’étais ordinaire. »
Et Jake répond qu’il sait qu’il est le véritable Jake car il se sait extraordinaire. Il peut voir le Creux qui s’approche de Barron et s’apprête à lui dévorer les yeux.
Les yeux c’est le miroir de l’âme. Les yeux, c’est le « Soi. » Si la particularité de Jake est de voir les Creux, tout comme son grand-père, c’est justement pour dire que lorsqu’il est dans le monde de Miss Peregrine, Jake souffre d’un trouble identitaire qui le confond avec Abe. Le fait qu’à la fin de l’histoire sa vie dépende de cette particularité signifie qu’il ne reste rien du véritable Jake... le Jake qui est platement né en Floride et qui voulait être explorateur... et qui se fait bouffer par le Creux.
Les interactions absurdes entre le monde réel et imaginaire, les squelettes qui se battent, les Creux tapissés de neige et de cotillons qui restent invisibles aux yeux des passants, la fille qui vole comme un ballon sans étonner personne, l’épave qui flotte, ces incohérences ne sont que la lente descente de Jake dans la folie. Le conflit entre les lois du monde réel et de l’imaginaire est de moins en moins perceptible à ses yeux.
Ces événements sont d’autant plus choquants et gênants qu’ils sont introduits dans le film de manière à bloquer notre suspension d’incrédulité. Nous sommes prêts à accepter que personne ne remarque les Creux sous prétexte qu’ils sont invisibles alors que c’est déjà très grossier, mais la scène de bataille de boules de neige empêche justement la suspension d’incrédulité puisque l’initiative des enfants a pour but de rendre les monstres visibles. Il est impossible pour le spectateur d’accepter que les monstres soient en même temps invisibles aux yeux des passants et visibles aux yeux des enfants. De plus les limites de l’invisibilité sont également soulignées au travers du personnage de l’enfant invisible (qui laisse des traces de pas dans la neige) et de la voiture qui percute un Creux (qui ne peut pas passer inaperçu).
Idem pour Emma au bout d’une corde à laquelle Jake l’a attachée dans le but précis d’attirer l’attention des méchants et qui devrait soudainement passer inaperçue quand le garçon traverse une rue bondée. Ces scènes qui semblent très mauvaises et font sortir du film, soulignent en fait la facticité de l’univers dans lequel Jacob évolue. (Pour que le film ait été meilleur, il aurait fallu que ces indices soient plus subtils)
Lorsqu’à la fin, il trouve un moyen impossible à comprendre de retrouver les enfants sur leur bateau à coup de boucle temporelle, il explique qu’il a dû s’engager dans la marine, comme le grand-père… ce voyage initiatique final est en fait une sorte de cours de rattrapage pour mieux incarner Abe. Il pourrait aussi apprendre à tirer à l’arbalète, sa nullité étant un indice qu’il n’est pas Abe justement, ce qui rassure Enoch et le sauve du Creu.
Aussi, les « Creux », les « Hollows », c’est le néant de L’histoire sans fin, le gouffre infini de l’inexistence dans laquelle les personnages oubliés menacent d’être avalés. Ils sont puissants au début du film car Abe n’est plus là, mais impuissant à la fin car Jacob le remplace. L’arrivé du héros est un danger pour Enoch qui pourrait bien disparaître justement à cause de lui, et donc un Creux –imaginé par Jacob qui est commande– apparaît pour le dévorer.
Barron et les Creux menacent des personnages et un monde qui n’existent pas et en cela, ils ne sont pas les « méchants » de l’histoire. Ils incarnent d’abord les craintes du grand-père pour ensuite se mettre au service de Jacob.
Bref, bref, que dire de plus ? Miss Peregrine et les enfants particuliers n’est donc pas du tout un nanar incohérent, il est écrit sérieusement et a une profondeur. Mieux, son message condamne le désir de particularité comme rejet de soi. A une époque, être étrange et décalé était en contradiction avec le conformisme et il était sain de défendre la différence. Mais aujourd’hui, le conformisme est devenu d’afficher une différence de pacotille qui est un rejet de notre banalité intrinsèque. Les termes de l’opération se sont déplacés et le fascisme frappe ailleurs. Il est donc bon qu’un film puisse rappeler qu’être normal, banal, ordinaire ça peut aussi vouloir dire « aller bien » et pas nécessairement « être conforme » et « soumis » et que la soumission et la conformité peuvent aussi bien se cacher derrière les idiosyncrasies factices et forcées.