Il Faut sauver le soldat Ryan : Quand la guerre est devenue de la com (4500 mots)
Comme avec Forest Gump, je suis souvent surpris lorsque je vois quelqu’un qui considère Saving Private Ryan comme un objet de propagande américaine… enfin non, je ne dirais pas surpris. Après tout, le film commence et se termine sur un drapeau américain qui flotte dans le ciel.
Ce qui me surprend c’est de ne pas voir plus souvent souligné que le blockbuster de Steven Spielberg dont l’introduction de 30min nous offre une représentation du débarquement à Omaha Beach, enchaîne ensuite sur une mission en laquelle personne ne croit pas-même le film lui-même. Et la libération de la France alors ? Et Hitler qui se fait botter les fesses ? Non ? C’était pas intéressant à raconter ?
L’une des critiques majeures qui est faite de la société de consommation américaine est que c’est une société du spectacle dans laquelle le réel, la substance, n’a pas grande importance. De ce point de vu, certaines personnes considèrent le débarquement en Normandie comme une grande opération de com, réalisée non pas pour atteindre des objectifs « réels » mais bien pour construire cette perception de l’Amérique comme étant le superhéros invincible qui a sauvé le monde et continue de l’ordonner.
Cette critique acerbe est développée dans un article du site Dedefensa et si je parle donc de Saving Private Ryan c’est que l’auteur de cet article qui est sceptique vis-à-vis de la version officielle du débarquement ne semble pas considérer que le film de Steven Spielberg puisse l’être également, évidemment de manière bien moins acerbe et directe : le film est américain, hollywoodien et a coûté 70 millions de dollars, ça fait beaucoup de raisons de faire attention à où on met les pieds quand on veut dire « le débarquement c’était du vent. »
Et justement, revenons à mon premier argument. Saving Private Ryan est LE film sur le débarquement. Non pas parce que c’est le meilleur ou le plus fidèle historiquement, simplement parce que c’est le plus connu, le plus populaire, c’est celui réalisé par Steven Spielberg, avec Tom Hanks, Matt Damon, Tom Sizemore, Barry Pepper, Giovanni Ribisi et c’est celui qui épouse de plus près le désir de grand spectacle du public. Saving Private Ryan c’est « le débarquement, comme si vous y étiez. » 481 millions de dollars de recette, pour un film de guerre Rated R. Tarantino, pour le même budget a fait 321 millions avec Inglorious Basterds, le film où Hitler se fait tuer. Der Untergang, a fait 93 millions pour un budget de 13 millions. Les films de guerre ne peuvent pas se permettre un budget gigantesque et plus celui-ci est élevé plus l’histoire se devra d’être accessible et d'apparence peu subversive (comme pour n’importe quel genre).
Or, faire du blockbuster qui montre le débarquement un film dans lequel ce dernier ne sert à RIEN, cela veut pour moi déjà tout dire. Notre connaissance de l’histoire nous fait reconstruire le contexte, l’entrée de l’Amérique dans la seconde guerre, les décisions, les enjeux, De Gaulle, Churchill, Roosevelt, à l’écran il n’y a strictement rien. Sort-on de ce film avec une quelconque notion de l’importance historique du débarquement ? Listez-moi les éléments développés qui expliquent ce qui a mené au massacre introductif ou à ses conséquences certainement grandioses.
Je vais me répondre tout seul : « Mais Kevin, c’est normal que peu de choses soient développées sur les raisons du débarquement ou ses conséquences puisqu’en fait l’histoire de Saving Private Ryan est une sorte de parenthèse de la guerre. » D’accord, alors Hollywood décide de faire un film qui mettra en scène le débarquement en Normandie, le débarquement sur la plage d’Omaha Beach, l’un des plus lourds en pertes humaines, et son histoire sera celle de… d’un petit truc qui arrive entre parenthèse, qui n’a aucun sens, aucun lien avec l’histoire et aucun impact concret. Ça, ça va faire un excellent film de propagande dis-donc. Quel magnifique film à la mémoire de ceux qui sont tombés !
Car ce film se présente ostensiblement comme un film à la mémoire de ceux qui sont morts puisque Ryan va voir la tombe de Tom Hanks et à la fin la salue, dévasté par un sentiment de gratitude indigne.
Mais… est-ce bien logique qu’un film qui honore la mémoire des soldats américains morts en France durant la seconde guerre mondiale nous raconte l’histoire de soldats américains morts pour ramener un soldat américain chez sa mère ? Est-ce que ça ne se mord pas un peu la queue ? Est-ce que ça n’est pas un peu insultant ?
Il me semble qu’un film qui voudrait souligner l’importance du débarquement, montrerait des Français saluer la tombe, des juifs, des anglais, voir même des Allemands anti-nazis plein de gratitude. Mais non, la personne qui salue la tombe des soldats américains tombés en France en combattant les Allemands, c’est euh… le soldat américain qu’ils étaient expressément là pour sauver et euh… c’est tout. Donc si cet imbécile de Matt Damon n’était pas encore allé se mettre dans une situation inextricable, les Américains n’entraient pas en guerre. Ha la la, ce blaireau de Matt Damon, tout ça pour qu’il faille ensuite aller le rechercher dans l’espace (Interstellar) et même sur Mars (The Martian). Je fais une blague mais en réalité il y a un lien entre ces différents rôles : Matt Damon est toujours l’homme que l’on sauve alors que l’on devrait le laisser là où il est.
Au-delà du problème que pose l'américain qui rend hommage aux américains, il faut aussi noter que ça n'est pas la tombe d'un soldat mort pendant le débarquement qui est saluée. Le débarquement est anecdotique dans l'intrigue du film.
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Remettre en question l’utilité et l’importance d’une initiative pour laquelle des personnes ont héroïquement sacrifiées leur vie est une tâche qui requiert beaucoup de doigté et qui est simplement souvent vouée à l’échec. Comment montrer du respect pour les soldats morts tout en disant qu’ils sont morts un peu pour rien et qu’en plus, leur bataille historique héroïque grandiose n’était qu’une escarmouche. Ce genre de discussion nécessite une remise en contexte très difficile et laborieuse qui de toute façon risque d’être perçue comme complaisante et hypocrite, simplement construite pour arriver à une conclusion inacceptable.
L’une des solutions est donc d’offrir au public exactement ce qu’il demande tout en fournissant des indices que cette perception peut et doit être remise en question.
Le premier élément humain que nous voyons du débarquement, c’est la main d’un homme qui tremble. Immédiatement, nous sommes pris d’empathie… une empathie cynique et complaisante pour beaucoup d’entre nous puisque nous sommes venus pour le spectacle… ce qui représente une mise en abîme assez surréaliste si l’on perçoit le débarquement comme un événement de communication déjà mis en scène à la base.
Le problème, c’est que cette main qui tremble, c’est celle de John H. Miller, et elle ne tremble pas de peur. On l’apprendra par la suite.
Cette main qui tremble avant et tout le long du film après le débarquement, est une dénégation de l’importance de l’événement. Le débarquement n’est qu’un débarquement. Un bus qui arrive à son prochain arrêt. Lorsqu’il parle des pertes subies Miller n’a aucune émotion. Elles sont lourdes, oui, c’est tout. On lui explique que la plage devait être bombardée mais que le dit bombardement a raté. Lorsque Miller cherche un soldat qui parle français, Horvath lui apprend la mort de deux de leurs collègues, le capitaine reçoit l’information comme purement pratique : il faut trouver un autre traducteur.
Ainsi, alors que la mise en scène nous représente le débarquement comme la boucherie qu’il était de bon goût de montrer, les éléments rationnels, concrets, pratiques, stratégiques le placent au rang de formalité.
Pour en revenir à la peur, bien sûr qu’il y en a, mais elle n’est pas cinégénique. Les soldats vomissent leurs tripes. Nous interprétons les tremblements de John Miller comme le signe extérieur de l’anxiété contenue du héros, donc en fait, la preuve de son courage. Il garde la tête froide. Or, cette construction de cinéma est une illusion qui sera donc déconstruite par la suite. Pourquoi alors commencer la scène du débarquement sur cette illusion ? Pour problématiser immédiatement le rapport cinéma/réalité, apparence/intériorité.
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L’un des clairs éléments de sens développés par la scène est l’absurde. Le débarquement montré dans Saving Private Ryan est un débarquement de l’absurde. Il n’est pas ici question d’efficacité, d’héroïsme ou de courage dans le combat, d’organisation parfaite où d’adéquation entre la technique d’approche et les dispositions que requérait la bataille. Non, ce que nous montre Saving Private Ryan du débarquement est si ridiculement absurde qu’on en arrive à rire.
La barge de débarquement s’ouvre sur une mitraillette Allemande, la moitié des soldats Américains sont déjà morts. Les autres doivent donc sortir en escaladant le côté du véhicule qui est en fait un magnifique piège à rats, et leur équipement lui-même devient une arme contre eux-mêmes puisqu’ils coulent et se noient à cause de celui-ci. Je rappelle que l’équipement d’un soldat est censé aider à sa survie, il est pensé avec en tête le mot « survie. » Cela représente un sacré échec que d’en faire quelque chose qui amène le soldat à la mort. Ensuite, on a droit aux médecins qui tentent de soigner des gens sous le feu nourri d’une mitraillette. Le blessé dont ils s’occupent prend une balle dans la tête alors qu’ils se réjouissaient tout juste d’avoir stoppé l’hémorragie. Il y a le soldat qui ramasse son bras arraché au lieu de se mettre à couvert.
Puis vient celui qui prend une balle dans le casque et a pour réflexe de le retirer plutôt que de se mettre à plat ventre et qui évidemment se fait tirer dans la tête la seconde suivante. Cette mort signifie tout de même que ce soldat oublie que si une balle lui est arrivée dans le casque, ce n’est pas par hasard, cela signifie que quelqu’un est en train de le viser et de tenter de le tuer : il oublie l’existence d’un ennemi. Il oublie la présence d’une volonté adverse. Comme si l’ennemi c’était juste les balles. Et il est vrai que la scène donne cette impression tant les Allemands en sont absents.
Il y a aussi Miller qui traine un blessé qui prend une bombe en plein sur lui et que notre bon capitaine continue à trainer pendant quelques mètres avant de se rendre compte de la situation.
Enfin, il y a la pure blague que représente le moment où Miller est à couvert derrière une bute de sable, se tourne vers un soldat qui a un transmetteur pour lui faire transmettre des infos à ses supérieurs, une fois, deux fois et la troisième le soldat a un orifice à la place du visage, Tom Hanks… pardon, Miller prend le transmetteur, tente de l’utiliser et celui-ci ne fonctionne plus. Cette structure en 1, 2, 3 est une pure préparation au ressort comique. Il ne manque que la réplique de Tom Hanks « Mais qui c’est qui m’a organisé un débarquement pareil !?! »
Cet aspect comique de la situation vient du fait que John H. Miller ne perd pas de vue sa mission. Il faisait d’ailleurs transmettre à ses supérieurs le fait que la plage n’était pas prise, et que Dog 1 n’était pas ouvert. Le décalage entre ces constats plats et pratiques et la boucherie que l’on a sous les yeux, apporte réellement un aspect comique. Un peu comme si Miller avait eu les entrailles éparpillées sur le sable et avait fait transmettre : « On aura peut-être un peu de retard. »
Or, cet aspect comique a un sens. Le spectacle que l’on a sous les yeux est absurde du point de vue de la personne qui voulait mener les choses à bien. Les soldats sont surchargés*, inexpérimentés, le moment de l’assaut est inadéquat, celui-ci aurait d’ailleurs dû être annulé puisque les bombardements ont ratés leurs cibles etc...
*Dans une scène suivante, Miller regarde fixement le café, le razoir et les sandwichs des soldats. J'aimerais beaucoup savoir ce que ces plans signifient. Pense-t-il à l'organisation du débarquement ? "on a des sandwhichs et du café mais ils n'ont pas été foutus de bombarder la côte avant notre arrivée !"
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Je ne prétends aucunement parler d’une quelconque réalité historique ici, je parle de la représentation que le film nous donne de cet événement. Par exemple, lorsque l’on voit les barges s’approcher de la plage, elles sont nombreuses mais en plan serré, cela diminue le sentiment de grandeur.
Alors qu’après le débarquement, lorsque l’on voit les forces américaines qui s’approchent, on a droit à un plan large grandiose. Je n’ai aucune idée de la réalité de ce déroulement mais dans le film cela donne le sentiment qu'ils ont envoyés une poignée de soldats au casse-pipe alors qu’ils avaient largement de quoi débarquer en défonçant tout sur leur passage.
Bien sûr, le regard du spectateur sera : « Leur sacrifice n’a pas été vain car voilà ce qui les suivait : les sauveurs américains. » Sauf que la disproportion me semble parfaitement digne de soulever un questionnement.
Il y a un autre aspect intéressant du point de vue l’échelle de ce débarquement : le nombre d’Allemands est dérisoire. La scène d’introduction du film est impressionnante dans sa débauche de violence, mais les rangs Allemands ne nous sont jamais montrés. Si l’on prend un peu de recul sur la scène, il n’y a au final pratiquement personne sur cette côte française pour retenir les Américains.
Le film ne développe absolument rien du côté Allemand. On ne voit pas de général, pas de gradé, pas d’organisation, pas d’initiative. On ne voit pas de corps-à-corps ou de fusillade importante due à une résistance accrue de l’ennemi, ni de tank, ni de garnison, ni de troupes. Une fois que les américains ont mis le pied sur la plage et enlevé deux mitraillettes, c’est littéralement la débandade du côté Allemand que les américains massacrent sans problème. Il n’y a pas de bataille.
Je ne parle pas ici de la dimension restreinte de la scène qui était forcément limitée pour des questions de budget et de mise-en-scène, je parle bien du rapport de force. A aucun moment, même au cœur de la boucherie, il n’est raisonnable de penser que la mission pourrait échouer. La bataille ne peut pas être perdue. Les choses peuvent bien se passer ou mal se passer, en l’occurrence sur Omaha Beach elles se passent au plus mal. Et pourtant, la plage est prise et John H. Miller passe, lui, à autre chose. Oui, les pertes ont été plus lourdes que prévus, mais c’est la guerre.
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Ainsi, tout ce que Saving Private Ryan dit du débarquement, c’est qu’il y a eu des morts et de la souffrance. Des enjeux ? Non. Quelque chose d’important ? Non. Une raison ? Non. Tenir clairement de tels propos vaudrait à n’importe qui l’accusation de ne pas respecter le sacrifice des soldats, leur courage, leur talent, de les dévaloriser euh… quoi d’autre ? Je ne sais pas, de croire qu’on aurait fait mieux à leur place, de les prendre pour des imbéciles etc… critiquer le débarquement, c’est se heurter au sacré des vies sacrifiées.
Or, Saving Private Ryan est-il autre chose que l’apologie de 2h40 d’un petit groupe de soldats américains ? Apologie d’un groupe de soldats parfaits qui vont mourir pour une mission débile, sans importance et qu’il est parfaitement honteux de leur avoir confiée.
Une fois encore, on peut confondre l’extrême qualité de ces personnages avec un biais propagandiste hollywoodien. On représente des soldats américains ? Alors ce sont des héros sans peur, sans faille, qui meurent sans se plaindre et obéissent aux ordres de manière indéfectible.
Cependant, cet élitisme extrême du petit groupe de soldats peut également être perçu comme la base d’une critique. Ils sont d’excellents soldats et le super sniper gaucher le dit lui-même : cette mission est un gâchis lamentable de ressources. On n’a pas envoyé une équipe de bras cassés chercher Ryan, on a envoyé les meilleurs. Plutôt que de les envoyer pour dézinguer Hitler, on leur demande d’aller faire du babysitting.
Un scénario pareil était loin d’être gagné d’avance, imaginez un peu :
Steven Spielberg : Hey, Robert, j’aimerais bien faire un film sur le débarquement.
Robert Rodat : Ah oui, un long film épique sur les préparatifs, les enjeux et D-Day, hyper fidèle historiquement et qui se terminerait sur les américains qui plantent le drapeau sur une plage de Normandie comme s’ils venaient de délivrer l’Europe par le simple geste de poser le pied sur le sol… comme sur la lune d’ailleurs.
Steven Spielberg : Euh… en fait nan. Je voudrais juste que le débarquement dure une demi-heure et qu’on n’explique rien, qu’il sorte de nulle-part et n’aille nulle-part, et après, les soldats qui se sont distingués parmi les survivants de par leur sang-froid, leur courage et leur habileté, tu me les envois dans une mission débile qui ne sert à rien et ils meurent tous.
Robert Rodat : Ah mais attends Steven ! Commencer ton film avec le débarquement pour ensuite envoyer tes soldats dans une mission de pacotille ça va pas marcher, ça va faire super racoleur. Il faut au moins qu’ils libèrent une ville française un truc comme ça. Il faut qu’on les voie sauver des gens ! Une petite fille par exemple. Et des juifs ! Il faut un truc symbolique qui suggère qu’ils vont sauver les juifs de leur mort lente et atroce dans les camps de la mort.
Steven Spielberg : Nan nan. D’ailleurs, tu me mettras un juif qui meurt lentement, très très lentement, tué par un Allemand, pendant qu’un enculé d’américain ne fait rien alors qu’il pourrait facilement intervenir et le sauver... et tu me mettras aussi une petite fille française que les Américains abandonneront à son sort parce que « c’est pas la mission. » Et si tu mets une ville française, je veux que ça soit un champs de ruines dont il n'y a plus rien à sauver.
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L’enseignement de Saving Private Ryan est que les soldats les plus éminents, les plus parfaits, les plus glorieux peuvent mourir en accomplissant une mission ridicule. Critiquer l’objectif d’une mission ça n’est aucunement critiquer les soldats qui l’accomplissent. Plus encore, les héros du film sont tués par la stupidité de celle-ci. Ils n’échouent pas, ils ne sont pas pris en défaut, ils meurent parce que la mission était débile et contredisait absolument toutes les convictions vitales qui les faisaient se battre et justifiaient leur présence au front.
Le juif venait combattre les nazis, je viens de décrire sa mort, métaphore de l’action américaine vis-à-vis de l’idéologie nazie. Le médecin, qui est là pour limiter les victimes au péril de sa propre vie meurt parce que Miller décide de mener une attaque inutile qui va clairement coûter la vie à l’un d’entre eux. Adrian Carpazo meurt (métaphoriquement) qu’on lui dise que sauver Ryan est plus important que de venir en aide à une petite fille. Mike Horvath le soldat invincible meurt de ne plus avoir de munitions. Le sniper, le dieu de la précision se fait tuer par son antithèse = le tank.
Chaque soldat rencontre une fin qui contredit sa fonction de manière « irrespectueuse. » Dans le sens où, lorsqu’on a un sniper aussi bon que Barry Pepper, on ne risque pas de le perdre en le faisant combattre des tanks. Quand on a un soldat de la trempe de Mike Horvath, on s’assure qu’il n’est jamais à court de munitions. Et quand on a un capitaine aussi incroyablement stoïque que John H. Miller qui encaisse la mort de ses hommes comme une piqûre d’insecte parce qu’il vit les pertes comme s’il sauvait des vies, on ne lui confie pas une mission où ses soldats vont tous devoir risquer la leur pour un unique clampin lambda.
La main de John H. Miller qui tremble c’est la lente réalisation que les soldats qui meurent autour de lui, ne meurent pas pour sauver des vies, que cette guerre n’est qu’une façade. Il le voit dans la manière dont le débarquement est organisé n’importe comment et dans cette mission ridicule. Ils ont débarqué pour ça !?! Ils ont traversé cette boucherie pour… sauver Matt Damon ?
Lorsqu’il dit à James Ryan « earn this » à la fin du film. « Mérite ça. » On l’interprète immédiatement comme s’il parlait de sa vie. Or, je ne suis pas sûr que Miller soit particulièrement attaché à l’existence, je pense que l’épouse dont il parle est morte et qu’il est devenu soldat pour que sa vie ait une utilité. Le dernier « sujet » qu’il aborde avant cela, est la présence des bombardiers anti-tanks américains qui viennent de bombarder la ville et de mettre fin à la bataille. La réplique de Miller pourrait bien signifier que les bombardiers sont là pour Ryan et donc référer à l’implication disproportionnée de l’armée américaine dans le sauvetage du soldat.
La dernière réplique de Miller souligne que bien qu'il se soit battu vaillemment (contrairement à Tymothy Upham), Ryan ne mérite toujours pas le sacrifice qu'on a fait pour lui. La mission reste insensée aux yeux du capitaine. Il aurait pu lui dire "profite de la vie. Sois heureux," mais non. Il lui transmet l'absurdité de cette mission.
Au-delà de ça, l’intervention des bombardiers achèvent de souligner l’inutilité du sacrifice de nos héros. Ces tanks qui sont venus à bout de leurs forces, sont éparpillés en un instant par des avions décrits comme antitanks. C’est-à-dire que toute la bataille héroïque finale est décrite comme une approche militairement inadéquate de la situation. L’existence et la proximité d’avion antichars souligne que nos héros meurent tous uniquement à cause de leur mission stupide.
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Une autre scène qui suggère l’inutilité de la mission, c’est lorsqu’un soldat se sert de nos héros comme appâts. Le sergent Hill les fait se retrouver dans une impasse mexicaine face à un groupe d’Allemands, situation dont ils seront sauvés par l’intervention surprise d’autres troupes américaines. Ce qui me fait dire qu’il s’agit d’une manipulation est que Hill décide de refaire son lacet une seconde avant que les choses ne tournent mal et que cette initiative le met, comme par hasard, à l’abri. S’il se permet d’utiliser l’équipe comme appât c’est parce qu’il juge que la mission de ces hommes n’a strictement aucune importance.
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Si les soldats du groupe qui meurent tout au long du film, meurent parce que l’Amérique n’a apparemment plus besoin d’eux, car c’est ce que signifie cette manière d’utiliser des troupes d’élites pour faire le café, les survivants symbolisent également quelque chose. Et qui survie ?
James Ryan : le beau puceau naïf, culpabilité infinie et soumission totale à l’idéologie américaine qui sort un beau discours et veut rester à son poste lorsque Miller le trouve enfin et apprend de la bataille qu'en fait non, il ne voulait pas rester à son poste.
Tous les soldats d'élite sont morts (à l'exception d'un seul), reste l'incarnation de celui qui n'avait rien à faire là à la base... celui qui a été envoyé pour augmenter les pertes.
Richard Reiben : le beau gosse qui donnera une belle image de la belle libération de la France par les beaux américains et qui deviendra un beau vétéran qui fera de beaux enfants aryens.
Timothy E. Upham : le « communicant. » Frauduleux d’ailleurs puisqu’il ne parle même pas français comme il le prétend au début (Il traduit la chanson d’Edith Piaf n'importe comment). Ce mensonge souligne qu'il a une motivation personnelle pour se joindre à la troupe: la belle histoire qu’il va pouvoir raconter en revenant. Il essaye même d’amener sa machine à écrire.
Je ne suis pas sûr que Miller aurait approuvé le geste d'Upham (tuer l'Allemand) car s'il y a un personnage qui prend la mort comme faisant partie des risques du métier, c'est bien le capitaine. Il ne verrait pas d'ironie dans le fait d'être abattu par le prisonnier à qui il a laissé la vie sauve. Par contre, le petit lâche qui trouve soudainement du courage quand la bataille est gagnée, lui il "venge," il transforme le combat en quelque chose de personnel et non plus idéologique. Cette psychologie est celle qui empêche une guerre de prendre fin puisque chaque camp aura toujours quelqu'un à venger. Les soldats ne sont pas censés tuer par haine mais pour atteindre des objectifs dont l'importance dépasse celle des vies humaines perdues dans l'opération.
Saving Private Ryan décrit donc un changement de priorité dans l’attitude des américains vis-à-vis de la guerre, et donc dans les aptitudes recherchées chez leurs soldats. Il ne s’agit pas de vaincre les nazis, de faire gagner une idéologie en laquelle on croit, mais d’être les plus parfaits arrivistes sans idéologie si ce n’est celle de l’intérêt et surtout, arme du camp de l’intérêt, avoir de bons talent de communicants. Donc, avoir de belles gueules à montrer et de bons manipulateurs des mots, raconteurs d'histoires, séducteurs. (Upham traduit Edith Piaf et les soldats plaisantent en disant qu'ils sont attirés par lui).
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Au début du film, un gradé lit une lettre de Lincoln qui annonce à une femme le décès de cinq de ses fils au combat. Cinq, un de plus que la mère de James Ryan. On s’attend à ce qu’il en vienne à la conclusion : « Si la fatalité veut que nous annoncions à cette mère la mort de ses quatre fils, alors nous le ferons. » Or, non, il en vient à la conclusion inverse, et cela avec fermeté. Il faut sauver le soldat Ryan. Pardon ? J’ai pas compris. On entendra à nouveau cette citation de Lincoln à la fin du film dans une lettre écrite à la mère qui lui annonce que son fils est sain et sauf. Quel sens cela peut-il bien avoir ? Que Lincoln avait tort de croire que les soldats qui meurent à la guerre ont une raison de mourir ? Ou que l’intervention des américains durant la seconde guerre mondiale n’était pas suffisamment importante pour retirer à une mère ses quatre fils ?
Lorsque l’on regarde ce que devient James Ryan, on voit qu’il n’a pas réellement survécu à la guerre.
Ryan est resté toute sa vie penché sur le corps de Miller. Ce qui a été sauvé de lui n'est que le symbole dont l'Amérique avait besoin, intérieurement, il ne reste rien.
Lorsqu’il se rapproche du cimetière, il sème sa famille tant il marche vite et son fils prend son dos en photo. Arrivé à la tombe, il s’écroule à genoux. A la fin, il reste paralysé devant la tombe de John H. Miller incapable de partir. Il suggère à sa famille qu’ils ne sont pas assez, qu’ils ne valent pas le sacrifice de ces soldats qui lui ont sauvé la vie. Voilà la mission des américains en France. Construire un sentiment d’indignité chez ceux qui leurs survivent. Il ne s’agit pas de dire « profite du mode de vie qui repose sur les valeurs que nous défendons » mais « tu me dois la vie et tu dois maintenant mériter mon sacrifice, mets-toi à genoux devant ton sauveur. »
A la fin du film, James Ryan ne s'est pas détourné de la croix. Bien au contraire, le film se termine sur le nom du héros mort sur lequel se superpose le drapeau américain. La société américaine est construite sur des notions de culpabilité et d'indignité... ce qui est terriblement logique vu sa base religieuse. (Indigne/coupable du sacrifice du Christ) Les guerres serviraient donc, entre autre, à remettre à jours les justifications de ces sentiments qui doivent prédominer chez les citoyens: "vous n'êtes pas dignes de ce dont vous jouissez."
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Si l’on veut aller plus loin, parce qu’on lit dedefensa et que l’on sait que l’histoire est impitoyable, on pourra regarder en face qu’il est assez peu probable que les trois frères Ryan soient tous morts dans un laps de temps si court que la nouvelle se doive d’être rapportée à leur mère en une seule fois. Ils ont étés envoyé volontairement à des endroits risqués pour obtenir ce résultat, puis pour qu’on aille sauver le dernier héroïquement avec les meilleures troupes. Une magnifique histoire larmoyante créée de toutes pièces pour la raconter au monde.
De la même manière mais à un autre niveau, l’échec du bombardement de la plage peut aussi être perçu comme une manière de donner un avantage aux allemands qui n’ont de toute façon absolument aucune chance, et cela afin d’augmenter les pertes. (Faire profit de pertes, une tradition Américaine). Faire grimper les chiffres pour pouvoir dire « Hey ! Le débarquement c’était pas de la gnognotte, l’Amérique a vraiment morflé quand elle est entrée en guerre, arrêtez de nous parler des Russes qui font 75% des pertes humaines du côté alliés. » Au-delà du bombardement raté, toute l’absurdité de la scène d’introduction, décrite plus haut, pointerait dans cette direction : l’objectif de la mission était d’entasser les cadavres pour faire bien. De ce point de vue, on peut voir Dunkirk de Nolan comme un préquel à Saving Private Ryan.
Et le film invente donc la mission qui se prépare à répondre aux accusions : « Jamais nous n’aurions osé faire quelque chose d’aussi ignoble que de sacrifier des vies uniquement pour augmenter le nombre de victimes ! Je vous rappelle que l’armée américaine est allée jusqu’à organiser le sauvetage d’un soldat uniquement pour éviter à sa mère de perdre tous ses fils ! Les vies de nos soldats sont sacrées à nos yeux. »
De manière assez amusante, l’auteur de dedensa parle de Saving Private Ryan et de Star Wars dans le même article, or Star Wars : Rogue One est également un film qui contient l’idée que le débarquement était une mise-en-scène de communication plus qu'un combat réel.
EDIT de psychopathe:
à un moment donné dans le film, l'équipe trouve un Jack Ryan qui n'est pas le bon. D'une manière générale, leurs efforts pour retrouver le soldat qu'ils cherchent sont contrariés par nombre d'obstacles. Cependant, cette scène où ils annoncent à un Jack Ryan que ses frères sont morts et qu'il fond en larme m'a toujours parue très bizarre, surtout dans son aspect un peu comique morbide.
Je lui vois soudain un sens fascinant: à mesure qu'elle avance, l'équipe de Miller se fait devancer par sa mission. D'abord, personne ne sait pourquoi ils sont là. Puis, on s'en doute, puis on les méprise (le piège que j'ai décrit plus haut) et enfin et surtout, les Allemands finissent eux-mêmes par être au courant.
C'est là que la mascarade généralisée atteint son paroxysme: la bataille finale n'a lieu que par rapport à la mission des héros. Les Allemands sont là pour stopper l'équipe qui cherche Jack Ryan, et les Américains attendent que tous soient morts héroïquement pour venir ramasser leur petit soldounet.
Et c'est pour cette raison que nous sommes devant LES MEILLEURS. Leur qualité était nécessaire, pour s'assurer qu'ils mourraient tous avant Ryan. Qu'il serait possible d'obtenir d'eux ce beau remake d'Alamo.
Il faut sauver le soldat Ryan dépeint donc une mascarade du début à la fin. à quel moment Miller en devient-il conscient ?
Un autre article sur la manière dont la guerre peut devenir une mascarade produite pour manipuler et contrôler la population: