Lettre d'une inconnue (Zweig) : Interprétation conservatrice.
Lettre d’une inconnue (Stefan Zweig, 1922) est un roman court qui raconte l’histoire d’une jeune fille qui tombe amoureuse de son voisin de pallier à ses onze ans, parvient à obtenir ses faveurs à sa majorité et lui écrit une lettre le jour de la mort de leur fils dont il ne connaît pas l’existence, lettre dans laquelle elle raconte cet amour qui l’obsède depuis leur première rencontre.
Il y a quelque chose d’absurde dans l’histoire de Lettre d’une inconnue. L’entêtement de la fille à ne jamais rien avouer de son amour à celui dont elle est éprise. L’entêtement de l’homme à multiplier les conquêtes sans jamais s’attacher à aucune femme. Ses rencontres avec l’héroïne qui ne lui inspirent aucune question, le fait qu’il ne lui demande jamais s’ils se connaissent, s’il l’a déjà rencontrée alors qu’en plus des comportements intrigants de la jeune femme, il reçoit chaque année une rose pour son anniversaire d’une mystérieuse inconnue. Vraiment, cet homme ne se pose pas de question. Il reste tout au long de l’histoire, qui se déroule probablement sur environ 18 ans, une entité immuable qui répète indéfiniment sa routine de séduction de femmes, d’écriture de roman et de vacances soudaines. Sans parler du fait qu’il ne prononce jamais le moindre mot ni ne trahit la moindre faille humaine. Il est toujours parfait aux yeux de l’auteure de la lettre, divertissant, drôle ou intelligent mais jamais la moindre opportunité n’est donnée au lecteur de constater ces qualités.
Ces éléments figés peu réalistes font perdre à l’histoire un peu de sa crédibilité et on finit par s’interroger sur le pourquoi de tout cela. Pourquoi l’héroïne se montre-t-elle si incapable de passer à autre chose ? On devrait s’horrifier face à sa tragédie mais on se demande plutôt la raison pour laquelle elle semble tant l’avoir recherchée corps et âme cette tragédie finale. Et pourquoi le petit garçon avait-il besoin de mourir et à 11 ans avec cela ?
On perçoit également de l’hypocrisie chez l’inconnue qui prétend que cette lettre n’engage son lecteur en rien, qu’il ne doit rien craindre puisque l’enfant et elle-même seront morts lorsque l’homme la lira. Elle fait entièrement abstraction du fait qu’une telle lettre pourrait annihiler un homme. Elle admet régulièrement son amertume, une rancœur qu’elle réprime et nie immédiatement à chaque fois qu'elle s'abandonne à la prononcer mais c’est la réelle raison derrière cette lettre. Elle veut faire du mal à cet homme qui ne l’a jamais reconnue. Il saura en la lisant que tout aurait été différent s’il l’avait reconnue, que l’enfant ne serait pas mort et la jeune femme non plus. Il saura que c’est sa légèreté égocentrique et égoïste qui a coûté la vie à ces deux êtres frappés par un destin tragique.
Et l’on peut donc se poser la question : l’écrivain est-il égoïste de mener la vie qu’il mène ?
Je pense que l’inconnue de Lettre d’une inconnue ne se réfère pas qu’à cette fillette qui a grandie éperdument amoureuse de l’écrivain et s’est sentie humiliée par son indifférence.
Toutes les femmes qui couchent avec cet homme sont cette petite fille qui n’est que l’incarnation de la dynamique archétypale en jeu.
L’écrivain est un homme populaire auprès des femmes. Il n’y a pas de doute qu’il sait toucher chez elles une dimension qui le rend, non pas irrésistible, mais parfaitement éligible à quelques rendez-vous et ébats sous la couette.
Il est normal que certains hommes soient plus populaires que d’autres. Tout d’abord parce que tous les hommes n’ont pas la même valeur, la même qualité. Aussi parce que tous ne savent pas se rendre nécessairement compatibles, ne comprennent pas comment interagir avec les femmes. Enfin, parce qu’une personne exceptionnelle pourra rencontrer des difficultés à se rendre accessible à des personnes plus simples, plus communes et sera donc inexorablement moins populaire.
Peu importe, la popularité tient à beaucoup de choses et la particularité de notre écrivain est qu’il semble cocher toutes les cases pour plaire aux femmes.
Ce qu’il ne comprend pas cependant, c’est que l’attirance qu’il inspire est profonde. Les femmes qu’il ramène chez lui sont toutes consentantes et ne se font probablement pas d’illusion sur la tournure que prendra l’histoire cependant, en réalité, il les blesse, il les humilie, il les déçoit -comme notre autrice- sans qu’elles n’osent l’admettre.
Je pense que derrière l’histoire de Lettre d’une inconnue, il y a l’idée que les femmes ne s’offrent jamais sexuellement sans offrir une part d’elles-même qui sera blessée lorsqu’elles constateront qu’effectivement, l’homme ne demandait pas plus que quelques rendez-vous et une nuit de passion.
Cette vision de la femme adulte, mature, à la sexualité légère et sans implication est une illusion, elle repose sur l’idée que cette femme n’a jamais été une petite fille, qu’une femme n’est rien d’autre que sa dimension sexuée.
Qu’il reste célibataire ou se mette en couple, l’homme qui perçoit les femmes ainsi ne comprendra jamais ses compagnes et leur infligera une douleur sourde cruelle.
L’homme qui traite la sexualité comme le fait celui du roman, se conduit comme si la reconnaissance la plus totale qu’il puisse offrir à une femme, c’est de coucher avec elle. Pourtant, nécessairement, pour les emmener dans son lit, il doit les séduire, il doit les atteindre, il doit leur faire sentir qu’il les apprécie, qu’il les comprend en tant qu’individu, en tant que petite fille devenue adulte. Et lorsqu’il ne leur offre que le sexe, il nie une part d’elles-même qui représente en réalité la majeure partie de leur être.
C’est ce qu’explique indirectement notre inconnue dans sa lettre. Le fait que l’homme ne la reconnaisse pas l’a amenée à détruire tout dans sa vie pour lui démontrer qu’il y avait plus important. Elle est devenue une prostituée, elle a eu nombre de prétendants, riches, beaux, éperdument amoureux d’elle qu’elle a rejeté, elle a eu un fils magnifique qui est mort d’une fièvre. Elle a sacrifié tout ce qu’une femme peut désirer au nom du fait que son voisin de pallier ne l’a pas reconnue à ses 18 ans. Rien n’était plus important que ça.
Le père de cette inconnue est mort alors qu’elle n’était qu’une fillette et elle n’a pas reçu d’attention masculine, de reconnaissance de son passage à l’état de femme ou d’un amour asexué qui la valorise en dehors de ce statut de partenaire sexuel éligible.
C’est ce qu’elle cherchait, qu’un homme symbolique, père universel surgit de l’inconscient collectif, la reconnaisse, valide son existence, sa légitimité en tant qu’individu vivant sur cette terre.
« Enfin, le troisième jour, je t’ai vu et j’ai constaté avec une surprise stupéfiante que tu étais tout autre que ce que je t’avais imaginé, sans aucun rapport avec l’image puérile de Dieu le père que je m’étais faîte de toi. »
On pourrait considérer que c’est du traumatisme de cette fillette que découle l’histoire tragique que nous raconte le roman et qu’à son contraire, les femmes qui ont la chance d’avoir un père et d’être sainement reconnue par celui-ci, seront plus libres d’avoir une vie amoureuse moins fiévreuse. C’est indéniablement vrai mais je pense que l’histoire de notre héroïne n’est qu’une métaphore poussée jusque dans ses extrêmes dans le but de donner une description mieux délinéée du fonctionnement amoureux féminin réel et de ses conséquences.
Une femme chercherait une validation complète de son être lorsqu’elle s’offre sexuellement et par conséquent, un coureur de jupon séducteur humilierait nécessairement ses partenaires, aussi doux et plaisant puisse-t-il être.
Cela ne signifie pas qu’une femme sera obligatoirement traumatisée par une nuit de galipettes avec un homme qui ne sera intéressé que par son physique ou qu’elle aura besoin d’être amoureuse pour s’offrir à lui, plutôt qu’une femme qui a parfaitement conscience de ses désirs et besoins n’aura pas envie de coucher avec un homme qui ne la connaît pas réellement.
Alors que les hommes, sans avoir besoin d’être des imbéciles comme celui du livre, auraient un plus grand espace de flexibilité. La capacité de prendre l’acte sexuel comme un jeu plaisant, amical.
L’héroïne, évidemment, se montre capable d’avoir les rapports sexuels les plus désinvestis et libres, puisqu’elle se prostitue. Mais cet extrême ne contredit rien justement, puisque pour avoir cette indépendance totale vis-à-vis de l’acte, la femme se met en position de ne le désirer que dans un but pécunier. Elle couche également probablement avec son nouveau mari, mais celui-ci est amoureux d’elle, il lui offre donc justement cette acceptation totale d’elle-même. Il répond à ce critère.
Mais l’autrice de la lettre n’a jamais eu de validation asexuée. Pire, elle finit par être rejetée même au niveau sexuel puisque l’homme la paie pour leur ébats pensant qu’elle l’a fait en tant que prostituée. Elle est privée même de la reconnaissance de l’honnêteté de ses comportements sexuels.