L’Etranger : Une Mère Incestuelle. (12800 mots)
--------------------Une Histoire sans raison d'être--------------------
En tout, j’ai dû lire L’Etranger d’Albert Camus quatre ou cinq fois. C’est un livre extrêmement facile à lire, court, au style simple et néanmoins accrocheur à cause des remarques décalées du personnage principal et de ses descriptions appréciatives ou au contraire crues et cruelles de son environnement. A tout cela s’ajoute une grosse charge de mystère qui donne l’espoir, quand on y revient, d’enfin comprendre le fin mot de l’histoire. Je parle du meurtre central perpétré « à cause du soleil » et de la phrase finale étrange : « Pour que tout soit consommé, pour que je me sente moins seul, il me restait à souhaiter qu’il y ait beaucoup de spectateurs le jour de mon exécution et qu’ils m’accueillent avec des cris de haine. »
Je me suis récemment relancé dans ce livre suite à un mini-incident : mon père m’en a lu une phrase totalement anodine sans me révéler le nom de l’œuvre dont il la tirait, je me suis exclamé « C’est L’Etranger ça non ? » et me suis trouvé surpris et content d’avoir deviné juste. Je me suis alors demandé ce qui dans la phrase m’avait rappelé l’atmosphère si particulière du livre et le constat m’est tombé dessus sans prévenir : « C’est encore une histoire d’homo-refoulé. »
L’Etranger est un livre assez amusant de par le fait que les éléments de son intrigue ne permettent pas de comprendre la raison de l’existence de celle-ci (à première vue en tout cas). Une fois la dernière ligne lue, il est difficile de savoir ce que l’auteur voulait nous faire partager au travers de cette histoire.
Car si l’on regarde les choses de près, rien n’y a de sens. Un meurtre gratuit fait peut-être rêver d’intelligents imbéciles cela reste une absurdité risible. Et lorsque dans la seconde partie du livre, le procès de Meursault se transforme en une mascarade ignoble, il ne faut pas oublier qu’il est néanmoins parfaitement coupable d’un crime froid et cela sans véritable circonstance atténuante.
En effet, le tribunal juge entre deux versions :
1. Meursault et Raymond sont deux complices de crime et l’arabe assassiné par Meursault était un témoin dont il fallait se débarrasser. Il s’agissait donc d’un meurtre prémédité, et les multiples coups de révolver tirés dans le corps inerte avaient pour but de s’assurer que le travail était bien fait => Sentence maximale.
2. Meursault ne faisait que se balader sur la plage, l’arme dans sa poche était là par hasard. Il ne s’en est servi que parce que l’arabe a sorti un couteau. => Légitime défense.
Cependant, aucune de ces deux versions ne correspond exactement à celle que Meursault nous donne lorsqu’il relate les faits (Qui en plus, n’est pas nécessairement la vérité non plus). Il prétend être retourné sur la plage par hasard, il prétend que l’arme de Masson se trouvait dans sa poche par hasard, il explique que c’est le soleil qui l’a étourdit et lui a fait faire un pas fatal vers l’arabe dont Raymond avait tabassé la sœur. Il n’empêche, cet imbécile* retourne sur la plage alors qu’il sait qu’il risque fortement d’y retrouver des hommes qui veulent le tabasser. Il retourne à l’exact endroit où Raymond et lui les ont croisés une heure plus tôt** et lorsqu’il voit l’arabe qui a balafré Raymond, il ne tourne pas immédiatement les talons, non, il nous parle du soleil qui tape et de la manière dont il s’avance « malgré lui » vers l’homme qui va forcément le prendre comme une menace (et a déjà encaissé son lot de coup de poings dans la journée). Il ne faut pas oublier que Meursault a une bouche. Il est répété de nombreuses fois dans le livre qu’il ne parle pas quand il n’a rien à dire, fort bien, mais peut-être aurait-il été néanmoins judicieux de dire à cet homme « Je ne suis pas là pour me battre » plutôt que de dégainer une arme et lui tirer immédiatement dessus ; cette information me semblait digne d’être prononcée par sa bouche difficile. Une simple main levée pacifique aurait tout changé.
* je le dis gentiment.
** Il faut un certain degré d’ingénuité pour croire que Meursault puisse retourner seul sur les lieux de l’agression et de la dernière confrontation « juste comme ça », pour le plaisir d’apprécier le soleil et la mer. Raymond a pris deux coups de couteau. Aucun être humain ne s’amuse à retourner sur les lieux d’une agression deux minutes plus tard pour le fun et encore moins sans y repenser, sans être sur ses gardes. Mais Meursault nous raconte cet épisode avec la plus grande innocence. « Je suis retourné à la source et hop ! Quelle surprise il y avait l’arabe. Et pas d’chance, j’ai glissé sur une peau de banane, un insecte m'a piqué, j'avais un truc dans l’œil, mon pantalon me serrait et avant que j’ai le temps de dire ouf, j'avais écrasé la tête du pauvre type d’une dizaine de coup d’un rocher imposant. C’est juste le hasard, je vous le promets. » Le côté un brin nanardesque de la scène dans le film de 1967 soutient mon point de vue (je trouve).
Meursault est un meurtrier pur et simple et si la justice veut que l’on punisse les meurtriers alors il méritait de l’être. Le problème vient du fait que son jugement est une mascarade complète (et que nous ne connaissons pas les raisons de son geste). Il semble que le procureur a décidé de faire un exemple de deux condamnés, l’un qui aurait perpétré un crime contre sa mère et l’autre contre son père. Il veut en gros rendre un jugement symbolique qui montrerait que la justice défend impitoyablement les piliers de la société et les journalistes sont là pour en faire une belle histoire médiatique (L’un d’eux admet même qu’ils sont là parce qu’il n’y avait rien d’autre à raconter dans le journal). Meursault est pratiquement condamné dès le départ, son jugement est instrumentalisé et il n’est jamais question d’être juste avec lui. La description du procès le montre bien dans la deuxième partie.
Ainsi, le sens du meurtre commis par notre héros ne nous est en fait jamais donné. Certes, il sera jugé d’une manière injuste et va devenir le bouc émissaire d’une société malsaine, cela ne nous expliquera pas comment nous devons percevoir ce crime qu’il a commis sans raison apparente, les coups de feu dans le corps, le retour sur la plage, l’absence de tentative d’éviter la confrontation alors que l’arabe a toutes les bonnes raisons de vouloir casser la figure à Raymond à la base.
----------------Le Malentendu philosophique---------------
L’histoire de L’Etranger souffre donc du problème qu’elle n’a aucune raison d’arriver. Elle n’est (a priori) qu’un coup du destin, un hasard arbitraire.
Bien sûr, d’autres me diraient que c’est justement l’un de ses points forts : la manière dont le livre constate impitoyablement et subtilement l’artificialité des règles de la société, de la morale et des attentes humaines dans un monde qui n’est que chaos. Selon ce point de vue, L’Etranger serait une sorte de « bon sauvage » qui aurait échappé au conditionnement de la société et aux idées arbitraires sur lesquelles celle-ci est fondée, pur enfant de la nature qui se retrouve confronté à l’absurde loi des hommes. On pourrait citer cette remarque étonnante de Meursault pour illustrer cette idée: « tous les êtres sains avaient plus ou moins souhaité la mort de ceux qu’ils aimaient. » (Page 102).
Il est important ici pour comprendre mon analyse de ne pas réfléchir uniquement à la potentielle véracité de cette phrase mais à l’impact qu’elle a sur le lecteur.
Par défaut, nous considérons que notre amour nous pousse à souhaiter le bonheur et la santé de ceux qui nous l'inspire. Cependant, dans certaines situations cet amour peut s’inverser, puisque si une personne que l’on aime particulièrement nous trahit, nous humilie ou nous fait simplement du mal bien au-delà de ce que notre compréhension peut nous faire accepter, notre rancœur s’élèvera proportionnellement à notre douleur et l’envie de faire mal voire de tuer pourra apparaître.
La phrase de Meursault contient donc en apparence une part possible de vérité. Cependant celui-ci la prononce alors que son avocat lui demande s’il a eu de la peine le jour de l’enterrement de sa mère, cela en lien direct avec un jugement pour meurtre. Quel imbécile répondrait « Bah, on a tous envie de voir nos proches mourir » dans un tel contexte ?
L’incongruité suicidaire de la remarque de Meursault véhicule le sentiment qu’il est l’honnêteté incarnée face à une société hypocrite et qu’il va donc devenir le bouc émissaire de bien-pensants qui se voilent la face par intérêts. Oui, l’on peut désirer la mort de nos proches, parfois, dans certaines circonstances, et cela en lien avec notre amour pour eux. Oui, la vie est plus compliquée que la doxa ne le laisse l’entendre et juger un homme sous prétexte qu’il ne pleure pas à l’enterrement de sa mère est stupide. Nous percevons le décalage de Meursault comme une preuve d’innocence, d’autant plus que ce décalage va à l’encontre de ses intérêts. La conséquence directe est que la véracité partielle de sa remarque apparait soudainement comme une vérité courageuse qui fait fit du politiquement correct.
Si je voulais souligner cet impact sur le lecteur, c’est tout d’abord parce que ce que dit Meursault est en fait complètement faux : « tous les êtres sains avaient plus ou moins souhaité la mort de ceux qu’ils aimaient. » C'est platement faux. Au-delà du fait que la fausseté de la remarque peut passer inaperçue à cause du contexte dans lequel elle est énoncée, c’est surtout le fait qu’elle puisse nous apprendre quelque chose sur la personnalité de Meursault qui est souvent oublié. Quel genre de personne peut dire une telle chose ? Pourquoi dit-il ça ? dans un contexte où cela va lui faire si clairement énormément de tort ? Pourquoi ne pas simplement prétendre qu’il était triste à l’enterrement de sa mère et qu’il a beaucoup pleuré en rentrant chez lui ?
---------------L'Interdiction d'exister---------------
L’aspect « conte philosophique » du livre fait oublier que le personnage de Meursault pourrait avoir une cohérence réelle au-delà de sa dimension d’outil rhétorique. Or, Meursault est bel et bien un être humain comme un autre dont l’idiosyncrasie est non seulement expliquée par l’histoire mais également problématisée.
Meursault a été dévoré en tant qu’individu par sa relation avec sa mère. La phrase choquante dans laquelle il suggère qu’il désirait la mort de cette dernière** n’est pas une réflexion philosophique profonde mais la description d’un ressenti simple et honnête. Bien qu’il aimât sa mère, il désirait sa mort. Meursault pense énoncer une banalité, il pense que la personne en face de lui comprendra facilement à quel sentiment il fait allusion.
**« tous les êtres sains avaient plus ou moins souhaité la mort de ceux qu’ils aimaient. »
Meursault est en même temps enfermé dans l’amour et dans la « philosophie » de sa mère qui lui interdit de naître en tant qu’individu. Il est facile de confondre les multiples fois où sa mère lui revient à l’esprit dans le livre avec une preuve qu’il l’aimait et qu’elle comptait pour lui malgré le fait qu’il n’ait pas pleuré à son enterrement, mais ces résurgences soulignent en réalité la manière dont elle continue de l’influencer contre son gré même après sa mort et cela de manière nocive.
Page 120 : « Il y avait plus malheureux que moi ».
Page 120 : « C’était d’ailleurs une idée de maman, et elle le répétait souvent, qu’on finissait par s’habituer à tout. »
Page 172 : « Maman disait souvent qu’on est jamais tout-à-fait malheureux. »
Meursault est une personne qui ne se donne pas le droit d’avoir un regard actif sur le monde ; de juger, de départager, de choisir. Il prend les choses comme elles viennent sans se donner le droit, encore une fois, de choisir parmi elles celles qui lui procureraient le plus de plaisir, celles qui l’approcheraient le plus du bonheur. Cette psychologie est celle du fœtus dont tous les besoins sont satisfaits automatiquement et qui ne fait pas encore la différence entre son corps et le monde extérieur. Venir au monde est la découverte d’un décalage entre les besoins du corps et du Soi et l’indifférence de l’environnement. Une mère qui veut être tout pour son fils va faire obstacle à la découverte et à l’influence de cette indifférence du monde qui fait comprendre à l’individu qu'il existe, et qu’il est nécessaire qu’il soit actif.
Page 68 : « Il m’a demandé alors si je n’étais pas intéressé par un changement de vie. J’ai répondu qu’on ne changeait pas de vie, qu’en tout cas toutes se valaient et que la mienne ici ne me déplaisait pas du tout. » Une autre phrase pseudo-philosophique qui en réalité est l’expression d’un trouble psychologique.
Pour décider qu’un « mieux » l’attend dans une direction, il devrait décider qu’un « moins bien » l’attend dans une autre, or, s’approcher un tant soit peu d’une telle façon de voir les choses c’est se rebeller contre sa mère, ne plus être digne de son amour. Meursault n’est pas un homme lucide qui prend la vie telle qu’elle est, c’est un personnage immature empêtré dans une psychologie morbide et qui tente spontanément d’en sortir. (D'ailleurs, au moment de cette déclaration, il veut rester à Alger parce qu'il a effectivement trouvé une possibilité de bonheur qu'il ne s'avoue pas).
Son appréciation simple de l’existence est le résultat d’une incapacité à se projeter. Il aime se baigner, manger et regarder le monde car aucun de ces plaisirs ne peut être relié à un « Je. » Meursault ne peut pas se penser comme appartenant au monde, comme un agent de sa propre existence. Ses plaisirs sont donc terriblement anecdotiques et insignifiants, ce qui donne encore une fois le sentiment qu’il est très critique de la société dans laquelle il vit et très « philosophe » ; il est simplement malade.
La détresse dans laquelle le met sa condamnation à mort lui fait réaliser qu’il tient à l’existence. Or, cette découverte assez primordiale produit un conflit intérieur chez lui :
Page 173 : « Je prenais toujours la plus mauvaise supposition : mon pourvoi était rejeté. « Eh bien je mourrai donc. » Plus tôt que d’autres c’est évident. Mais tout le monde sait que la vie ne vaut pas d’être vécue. […] C’était toujours moi qui mourrais, que ce soit maintenant ou dans vingt ans. A ce moment, ce qui me gênait un peu dans mon raisonnement, c’était ce bond terrible que je sentais en moi à la pensée de vingt ans de vie à venir. Mais je n’avais qu’à l’étouffer en imaginant ce que seraient mes pensées dans vingt ans quand il me faudrait quand même en venir là. Du moment qu’on meurt, comment et quand, cela n’importe pas, c’était évident. Donc (et le difficile c’était de ne pas perdre de vue tout ce que ce « donc » représentait de raisonnements), donc, je devais accepter le rejet de mon pourvoi. (S'il oublie si facilement les raisonnements derrière ce "donc," c'est parce qu'ils sont parfaitement insensés et que Meursault le sait. Rien ne justifie d'accepter le rejet de son pourvoi mais sa psychologie le force à s'infliger cette acceptation théorique. De la même manière, son "c'était évident" signifie l'inverse).
A ce moment, à ce moment seulement, j’avais pour ainsi dire le droit, je me donnais en quelque sorte la permission d’aborder la deuxième hypothèse : j’étais gracié. L’ennuyeux, c’est qu’il fallait rendre moins fougueux cet élan du sang et du corps qui me piquait les yeux d’une joie insensée. Il fallait que je m’applique à réduire ce cri, à le raisonner. »
On observe dans ce passage la violence incroyable envers lui-même de la pensée de Meursault qui s’interdit de voir une différence entre être gracié et être exécuté, car c’est bien de cela qu’il est question : Meursault souffre d’un dérèglement psychologique qui lui donne le sentiment qu’il devrait accepter de la même manière le pire comme le meilleur. Cette manière de percevoir les choses est une négation du corps, de la pensée, de la mort, de l’existence et de la vie. Elle résume l’individu à un observateur passif immortel.
Meursault s’interdit d’espérer la grâce. Il s’interdit le droit d’agir pour lui-même car la fatalité du monde est synonyme d’amour maternel pour lui. Rejeter la fatalité, l’arbitraire, le hasard, faire la fine bouche quant à son destin, c’est se montrer indigne de maman.
Même dans sa cellule à attendre la mort, il ne lui vient pas à l’esprit de se reprocher son absolue passivité durant le procès et lorsqu'il se torture l'esprit à trouver un moyen d'échapper à son exécution, il ne pense qu'à des statistiques, aucune initiative individuelle ne lui vient à l'esprit:
(Page 164): «Le président m'a demandé si je n'avais rien à ajouter. j'ai réfléchi. j'ai dit: "Non"» (Je cite cette phrase comme exemple de ce qu'il pourrait se reprocher)
(Page 165) : « Je me reprochais alors de n’avoir pas prêté assez d’attention aux récits d’exécution. On devrait toujours s’intéresser à ces questions. » « Là, peut-être j’aurais trouvé des récits d’évasion. J’aurais appris que dans un cas au moins la roue s’était arrêtée, que dans cette préméditation irrésistible, le hasard et la chance, une fois seulement, avaient changé quelque chose. »
Le hasard et la chance, être sauvé par l'arbitraire de l'existence, par la fatalité, c'est tout ce que Meursault se permet d'espérer.
-------------------La Mère incestueuse-------------------
Mon analyse laisse une place majeure à l’influence maternelle sur l’histoire et le comportement de Meursault, mais le livre ne commence-t-il pas par la phrase « Aujourd’hui, maman est morte » ? L’Etranger est l’histoire d’un fils qui ne survit pas à la mort de sa mère, non pas parce qu’il l’aime mais parce qu’elle l’a enfermé dans une psychologie autodestructrice. Meursault recherche la prison et l’exécution capitale comme manière de se confronter à sa mère. « Irais-je jusqu’à regarder ma propre mort dans les yeux sans réagir ? Vais-je rester le fiston à sa maman jusqu’à ma propre destruction ? » Meursault ne serait pas arrivé dans cette cellule s’il était parvenu à agir en son nom ou à suivre ses désirs auparavant. Choisir les objets de ses désirs est le corolaire de l’individu et la mère de Meursault a fait de lui un objet en le forçant à la désirer elle, son origine, celle qui prétend pouvoir répondre à tous ses besoins. Cette cellule est l’ultime violence qu’il s’inflige tel un électrochoc pour venir à la vie.
Il n’est pas surprenant que Meursault n’ait pas connu son père, cela suggère bien la force de l’influence que sa mère peut avoir sur lui, pourtant cette révélation ne vient qu’à la fin du livre lorsque l’homme est déjà condamnée à mort et enfermé dans sa cellule.
Page 167 : « Je me suis souvenu dans ces moments d’une histoire que maman me racontait à propos de mon père. Je ne l’avais pas connu. »
Meursault n’a eu qu’une seule source d’amour à l’intérieure de laquelle s’épanouir. Toute remise en question devient alors facilement illégitime, impensable et est rejetée dans l’inconscient. Il ne peut pas penser son désaccord.
J’ai intitulé cet essai « relation incestuelle » pour souligner la morbidité de la relation du personnage principal avec sa mère. Je me suis abstenu de mettre « inceste » pour atténuer la violence du titre, parce qu’il n’y a pas de preuve concrète et parce que dans l'inceste ce n'est pas nécessairement l'acte en lui même le plus destructeur mais la relation qu'il représente. Au-delà de ces raisons pratiques, je ne vois pas pourquoi les choses s’en seraient tenues à un abus psychologique alors que tout porte à croire le reste.
Dans un contexte incestueux, les "jolies" phrases de la maman « on finit par s’habituer à tout » et « on est jamais tout-à-fait malheureux » sonnent totalement différemment. Alors évidemment, rien ne prouve que c’est ce qu’elle disait à son fils pour disqualifier ses réticences lorsqu’elle voulait abuser de lui. Ce qui m’intéresse c’est que cela ne fait absolument aucune différence. Ces phrases, dites par une mère, sont toujours incestueuses aussi étrange cet argument puisse-t-il paraître.
Il y a dans le désir de priver son enfant d’agence ou du droit d’exprimer sa souffrance, un désir incestueux. Le discipliner (par plaisir), le soumettre à des règles (incohérentes ou excessives), lui faire accepter le monde sans droit de le critiquer (parce que la critique signifie une insatisfaction et donc un échec du rôle maternel. Le monde devient la mère), ou le lui rendre terrifiant sont des manières de « dévorer » son enfant tout en se prétendant dévouée, bienveillante et désintéressée. Il faut que le petit garçon fasse tout en fonction de maman, pour plaire à maman et qu’il ne perçoive les choses qu’au travers du regard de maman. Pas de regard propre, pas d’individualité, pas de « je » qui ne soit une transgression de la loi maternelle. Ce type de relation est une relation incestueuse dont l’aspect sexuel est sublimé par une mère qui certainement n’assume pas sa libido, ou n’est pas satisfaite sexuellement par le père.
On peut se demander comment Meursault peut parvenir à envoyer sa mère à l’asile si elle a une telle influence sur lui, mais envoyer sa mère à l’asile est loin d’être la rébellion la plus virulente qu’on puisse imaginer. En fait, ça n’est pas une rébellion consciente. La mère de Meursault lui a appris à prendre la vie comme une fatalité, il l’envoie à l’asile sans émoi sous le coup de la fatalité:
« Il a consulté un dossier et m’a dit : « Mme Meursault est entrée ici il y a trois ans. Vous étiez son seul soutien. » J’ai cru qu’il me reprochait quelque chose et j’ai commencé à lui expliquer. Mais il m’a interrompu : « Vous n’avez pas à vous justifier mon cher enfant. J’ai lu le dossier de votre mère. Vous ne pouviez subvenir à ses besoins. Il lui fallait une garde. Vos salaires sont modestes. Et tout compte fait, elle était plus heureuse ici. » J’ai dit : « Oui, monsieur le Directeur. » Il a ajouté : « Vous savez, elle avait des amis, des gens de son âge. Elle pouvait partager avec eux des intérêts qui sont d’un autre temps. Vous êtes jeune et elle devait s’ennuyer avec vous. »
C’était vrai. Quand elle était à la maison, maman passait son temps à me suivre des yeux en silence. Dans les premiers jours où elle était à l’asile, elle pleurait souvent. Mais c’était à cause de l’habitude. Au bout de quelques mois, elle aurait pleuré si on l’avait retiré de l’asile. Toujours à cause de l’habitude. C’est un peu pour cela que dans la dernière année je n’y suis presque plus allé. Et aussi parce que cela me prenait mon dimanche — sans compter l’effort pour aller à l’autobus, prendre des tickets et faire deux heures de route. » (Page 12)
Dans ce passage, il faut noter la montée de culpabilité de Meursault quand on lui parle du fait qu’il a mis sa mère à l’asile... et la culpabilité n'est pas de l'amour. Il ne ressentira aucune culpabilité d’avoir tué un homme, ni d’avoir donné un faux témoignage pour couvrir Raymond qui tabasse sa copine. Par contre à peine aborde-t-on l’institutionnalisation de sa mère qu’il se sent obligé de se justifier. Simplement parce que derrière l’absence de choix, derrière la rationalisation implacable, il y avait un soulagement inavoué. « Elle a pleuré quand je l’ai mise à l’asile, elle aurait pleuré si on l’en avait enlevée. » Meursault réduit sa mère au statut d’un animal qui ne fait que réagir aux stimuli directs de son environnement, en accord avec la manière dont elle l’a élevé. « Comment ça tu veux rester vivre avec moi ? Comment ça l’asile c’est horrible et tu vas être malheureuse ? Mais maman, ne me disais-tu pas qu’on finit par s’habituer à tout, qu’on est jamais tout-à-fait malheureux ? »
Cette culpabilité, jubilation secrète, on la voit également dans la manière dont il parle des deux jours de congés qu’il demande à son patron pour enterrer sa mère. « Il ne pouvait pas me les refuser avec une excuses pareille. Mais il n’avait pas l’air content. Je lui ai même dit : « Ce n’est pas de ma faute. » » (Page 9)
Ou dans la manière dont il perçoit les personnes venues à la veillée funèbre :
(Page 19) « j’eus un moment l’impression ridicule qu’ils étaient là pour me juger. »
On la retrouve aussi lorsqu’il annonce la mort de sa mère à Marie : (Page 35) : « Je lui ai dit que maman était morte. […] J’ai eu envie de lui dire que ce n’était pas de ma faute, mais je me suis arrêté parce que j’ai pensé que je l’avais déjà dit au patron. Cela ne signifiait rien. De toute façon, on était toujours un peu fautif. »
Meursault étant condamné pour la raison absurde qu'il n'a pas pleuré à l'enterrement de sa mère, nous cherchons spontanément à découvrir qu'il l'aime d'un amour plein de pudeur, dans une logique d'ironie tragique. "Ils n'ont rien compris ces imbéciles." Mais si Meursault aime sa mère, il l'aime aussi peu qu'un fils puisse aimer sa mère et pour sûr, il la hait également et l’envoi à l'asile est une vengeance secrète.
A noter, le prénom de Meursault n’est jamais donné ce qui nie un peu plus encore son individualité. Le directeur de l’hôpital appelle sa mère Mme Meursault et Meursault est par conséquent M. Meursault. Cette absence de prénom brouille les rôles et générations.
Notre héros ne s’est jamais (consciemment) rebellé contre sa mère ni émancipé de sa relation avec elle. Il s’est réjoui que la vie l’amène à devoir/pouvoir la mettre à l’asile, puis que la vie lui donne des raisons de ne plus lui rendre visite mais jamais il ne s’est avoué ce désir de la voir disparaître. Désir qui transparait au travers de beaucoup d’éléments. Il n’est pas pressé de voir le corps. Ne désire pas le voir une seconde fois. Lorsqu’il constate que le paysage de la campagne est beau il le formule d’une manière qui semble accusatrice : « Il y avait longtemps que j’étais allé à la campagne et je sentais quel plaisir j’aurais pris à me promener s’il n’y avait pas eu maman. » Cette formulation allusive ne souligne même pas qu’il parle de la mort de sa mère. Il pourrait aussi bien dire « si maman n’avait pas été là. » La formulation ne rend pas explicite de la présence où de la mort ce qui gêne Meursault.
Le chapitre de l’enterrement se termine sur la description de sa « joie quand l’autobus est entré dans le nid de lumières d’Alger et que j’ai pensé que j’allais me coucher et dormir pendant douze heures. » Il conclut le chapitre suivant par : « J’ai pensé que c’était toujours un dimanche de tiré, que maman était maintenant enterrée, que j’allais reprendre mon travail et que, somme toute, il n’y avait rien de changé. »
On peut voir dans la joie que Meursault ressent d’arriver à Alger, la manière indirecte et décalée dont ses ressentis s’expriment. Cette joie, c’est bien celle d’avoir enterré sa mère. Ça y est, elle est morte ! Sans quoi il ne parlerait pas de la joie insignifiante de voir son bus arriver. Il pourrait aussi bien nous parler du bonheur d’avoir refait son lacet. Il a besoin de parler de sa joie mais ne peut pas admettre son origine réelle taboue. Et le fait de fumer et boire du lait pendant la veillée funèbre était effectivement une marque de non-respect vis-à-vis d’elle, les premiers balbutiements d’une prise de libertés… en même temps qu’un hommage réel : le lait maternel, la cigarette post-coïtale.
Les sentiments que Meursault décrit toujours comme s’imposant à lui arbitrairement, ce qui donne au livre son style si particulier, sont en fait le résultat d’une incapacité à se les approprier ou de s’avouer leur raison d’être. Lorsqu’une des pensionnaires pleure à chaude larmes la mort de sa mère, Meursault la trouve agaçante. Cependant ce ne sont pas en réalité les reniflements peu classieux qui l’irritent mais le fait que quelqu’un puisse pleurer sa mère, que quelqu’un la regrette.
L’attitude de Meursault vis-à-vis de Thomas Pérez, l’amoureux de sa mère, contient l’ambivalence de ses sentiments vis-à-vis d’elle. En même temps qu’il le déteste d’incarner une preuve d’amour (puisqu'il la hait), il le voit également comme un rival et est absolument odieux avec le vieillard. Imaginez cette situation, vous venez enterrer votre mère qui a fini sa vie dans un asile et on vous explique qu’elle avait un amoureux. Évidemment vous vous réjouissez pour elle, et le vieillard vous inspire une bienveillance immédiate (peut-être irez-vous lui parler, car il tiendra certainement à vous dire son amour pour elle).
Voici la description que Meursault en fait : (Page 26) : « Il avait un feutre mou à la calotte ronde et aux ailes larges [...], un costume dont le pantalon tire-bouchonnait sur les souliers et un nœud d’étoffe noire trop petit pour sa chemise à grand col blanc. Ses lèvres tremblaient au-dessous d’un nez truffé de points noirs. Ses cheveux blancs assez fins laissaient passer de curieuses oreilles ballantes et mal ourlées dont la couleur rouge sang dans ce visage blafard me frappa. »
Le style très détaché de Meursault repose justement sur son besoin de se faire croire qu’il regarde les choses telles qu’elles sont sans jugement et de manière désimpliquée, mais il ne faut pas se laisser leurrer, Meursault a un « Soi » même s’il le refoule, et ce « Soi » inconscient déteste ce vieillard. Cette description d'une cruauté viscérale est pure jalousie maladive d'amant trompé.
Lorsqu’il traverse la campagne sous le soleil, marchant derrière la voiture, il admire le paysage et le directeur lui parle de Pérez : (page 27) : « Il m'a dit que souvent ma mère et M. Pérez allaient se promener le soir jusqu’au village accompagnés d’une infirmière. Je regardais la campagne autour de moi. A travers les lignes de cyprès qui menaient aux collines près du ciel, cette terre rousse et verte, ces maisons rares et bien dessinées, je comprenais maman. » Si vous pensez ici être devant une forme de communion nostalgique et douce avec sa mère… Meursault fait cette longue description pour faire abstraction de la présence de Pérez. Il ne veut pas s’imaginer que sa mère aimait passer du temps avec ce vieux moche mal habillé. Forcément, c'est la campagne magnifique qui l'intéressait, pas son compagnon. Meursault perçoit Pérez comme un rival. (Page 30) : « je sentais le sang qui me battait les tempes. » le soleil ? Non, non, la tension intérieure.
Je parlais de bienveillance plus haut, que penser du fait que Meursault laisse pratiquement le vieillard mourir d’amour pour sa mère en ne demandant pas à ralentir la marche alors que Pérez ne parvient pas à suivre ? C’est sa mère qu’on enterre, si une personne peut intervenir c’est lui. Cette marche est un bras de fer entre les deux hommes et le soleil, ce bon soleil, est une excuse (Le soleil est utilisé pour dissimuler/représenter un désir d'agence existentiel et fiévreux chez Meursault). Le lecteur gobe la neutralité de Meursault et s’imagine que le soleil explique son comportement. Non. Meursault veut se débarrasser de Pérez.
Imaginez maintenant la fin de cette longue marche. Vous enterrez votre mère bien-aimée et son vieil amoureux, en prenant des raccourcis à travers champs et en risquant sa vie, est parvenu à suivre le cortège et vient de faire au travers de cet exploit une démonstration d’amour admirable et émouvante. Vous allez l’aider, vous allez le soutenir, lui donner un verre d’eau, vous versez une larme émue… (Page 30) : « Il y a eu encore l’église et les villageois sur les trottoirs, les géraniums rouges sur les tombes du cimetière, l’évanouissement de Pérez (on eût dit un pantin disloqué), la terre couleur sang qui roulait sur la bière de maman, la chair blanche des racines qui s’y mêlaient… »
Meursault a envoyé sa mère à l’asile pour lui échapper, parce qu’il aimerait ne plus être enfermé dans son regard. La relation qu’elle développe avec Thomas Pérez est une revanche orchestrée par dépit amoureux et qui fonctionne exactement comme elle le désire, le vieux est fou amoureux d’elle (Pantin ?) et se donne en spectacle devant Meursault. « Tu croyais peut-être que je t’aimerais jusqu’à ma mort ? Regarde par quoi je t'ai remplacé ! » Elle voulait montrer qu’elle s’est parfaitement remise du traitement de Meursault qui, s’il aimerait lui échapper, ne veut pas pour autant qu’elle le rejette.
Meursault survole l’évanouissement de Pérez et cette description qui choque et amuse il parvient à la faire passer pour factuelle alors qu’elle est emprunte d’un sadisme vicieux. Pérez aurait pu mourir que Meursault s’en serait réjoui… enfin non, il aurait juste donné l’information en toute neutralité. Et après cet évanouissement de l'amant, le fils de la défunte peut retrouver sa place, la chair blanche (chair nue de l'acte sexuel et non chair matériaux biologique) et le sang (lien familial) mêlés sur la tombe: l’inceste est enterré.
Hélas l’amour maternel est perdu. La mère quitte le monde des vivants en infligeant une blessure qui va emmener son fils jusqu’au bout de la haine de soi. Et dans sa cellule, alors qu’il attend la mort, il cherchera encore à comprendre pourquoi maman l’a trompé et s’inventera des théories réparatrices du type « elle avait envie de tout recommencer. » Trouver un ami masculin dans un asile n’est pas « tout recommencer » c’est simplement « continuer à vivre jusqu’au dernier instant. » Le besoin qu’éprouve Meursault d’inventer un nouveau départ vient du fait qu’il lui est insupportable d’avoir été remplacé. Elle a réussi son coup.
------------------Le Combat intérieur-----------------
Débarrassé d’elle, Meursault contemple pour la première fois la possibilité de faire ce qu’il veut, ou plutôt de se demander ce qu’il veut, d’explorer la question (il ne se doute pas que l’histoire de Thomas Pérez va le rattraper). Forcé depuis toujours à prendre la vie comme elle vient, il va s’essayer à l’usage de son agence, il va goûter à la possibilité de prendre une place, de jouer un rôle. Confronté aux deux arabes sur la plage, il en vient à constater un choix : « j’ai pensé à ce moment qu’on pouvait tirer ou ne pas tirer. » (Page 91).
Malheureusement, cette tentative se solde par un échec. Le passage de réflexion sur le pourvoi dans la cellule montre Meursault toujours incapable de s’avouer son amour de la vie et son désir d’être heureux alors même que sa vie est sérieusement menacée puisqu’il attend son exécution.
Pire, tout au long de son procès il va laisser passer des opportunités d’échapper au sort qui l’attend. Lorsqu’on lui demande s’il aimait sa mère, il est incapable de mentir pour sauver sa vie. Lorsqu’on lui demande pourquoi il a tiré cinq fois sur l’arabe, il est incapable de trouver une raison qui rende la chose moins incriminante. Il parle nombre de fois de sa paresse ou de sa lassitude pour expliquer la manière dont il se refuse à faire ce qu’il devrait faire pour sauver ses fesses. Il ne prend jamais la parole franchement, ne s’insurge jamais face aux accusations:
Page 103 : « J’avais le désir de lui affirmer que j’étais comme tout le monde, absolument comme tout le monde. Mais tout cela, au fond, n’avait pas grande utilité et j’y ai renoncé par paresse. »
On le juge en fonction de détails insignifiants, on empêche ceux qui le défendent de parler mais Meursault laisse tout passer, il ne se rebiffe pas, une sorte de politesse morbide l’emporte toujours sur son instinct de survie.
Il apprend néanmoins un peu au travers de l’expérience. Lorsque l’avocat parle en son nom en disant « je », Meursault note la violence de la méthode, il considère que c’est « [le] réduire à zéro et se substituer à [lui]. » (Page 159) Lorsqu’il apprend le verdict, sa condamnation à mort, il se réveille et tente d’expliquer la raison de son geste. « J’ai rapidement dit […] que c’était à cause du soleil. »
Ainsi, tout au long du livre, Meursault se débat dans cette bulle maternelle qui l’innocente mais l’empêche également de s’approprier ses actes, d’agir en son nom (Comme Adam et Eve avant d’avoir croqué la pomme). Or c’est exactement de l’inverse dont il aurait besoin pour se défendre à ce tribunal, une forte conscience de son pouvoir sur le monde et de la non-évidence de son innocence.
Alors que la mort approche, il comprend de plus en plus la valeur qu’il prête à sa vie et l’unicité de celle-ci bien qu’il rééquilibre toujours avec des considérations contraire. Il pense aux années futures qui ne sont plus, à son cœur qui va s’arrêter de battre. C’est dans la prison que l’on apprend l’histoire de son père qui allait voir des exécutions capitales. Coïncidence ? Meursault enfermé dans le regard maternel cherche-t-il inconsciemment le regard de son père ?
Les dernières pages du livre marquent son atroce régression. Annihilé par l'idée de sa mort imminente, il ne lui reste qu’une haine dissimulée pour sa mère : « Personne, personne n’avait le droit de pleurer sur elle » (page 185). Si personne n’a le droit de pleurer sur elle, c’est parce qu’elle était un monstre, mais Meursault n’atteint cette conclusion qu’en passant par une réflexion bienveillante du type « elle a vécu sa vie pleinement jusqu’au bout, on ne peut pas la plaindre, » ce qui, il me semble, n'a rien à voir avec le fait qu’on ne devrait pas la pleurer. On ne plaint pas les morts quand on les pleure. L’incohérence de la réflexion est un indice du fait que seule la conclusion l’intéresse : « Personne n’avait le droit de pleurer sur elle. » Cette violence mis-à-part, Meursault est retourné à un stade d’absolue indifférence vis-à-vis de tout.
« Comprenait-il, comprenait-il donc ? Tout le monde était privilégié. Il n’y avait que des privilégiés. Les autres aussi, on les condamnerait un jour. Lui aussi, on le condamnerait. Qu’importait si, accusé de meurtre, il était exécuté pour n’avoir pas pleuré à l’enterrement de sa mère ? Le chien de Salamano valait autant que sa femme. La petite femme automatique était aussi coupable que la Parisienne que Masson avait épousée ou que Marie qui avait envie qu’on l’épouse. Qu’importait que Raymond fût mon copain autant que Céleste qui valait mieux que lui ? Qu’importait que Marie donnât aujourd’hui sa bouche à un nouveau Meursault ? » (Page 184).
Si certaines de ces réflexions peuvent donner le sentiment d’une compréhension tolérante et fataliste des besoins et des limites des humains (accepter que Marie se tourne vers un autre, accepter de considérer des individus comme ses amis au même titre alors qu’ils sont loin de se valoir), nous sommes en réalité ici témoin de l’effondrement psychologique de Meursault qui se convainc par adaptation que rien n’a de sens. Sa situation est monstrueuse mais il s’y est habitué. Il l’a épousée et l’a laissée redéfinir ses valeurs : « On finit par s’habituer à tout. » Plutôt que de hurler « c’est injuste ! » il hurle « c’est juste ! C’est normal ! C’est comme ça et nous subirons tous le même sort ! »
Parmi toutes les opportunités qu’il laisse passer de sauver sa propre vie, il y a celle d’implorer la grâce à l’aumônier. Meursault a été condamné par un juge extrêmement croyant qui le considère comme l’antéchrist ! Alors qu’il pense à son pourvoi chaque jour de manière obsessionnelle, paniqué par le sort qui l’attend, il continue de refuser les visites de l’aumônier alors que simplement prétendre que le seigneur lui est apparu, qu’il a tiré plusieurs fois sur l‘arabe parce qu’il était terrifié, qu’il regrette son geste et qu’il a pleuré la mort de sa mère en privé suffirait fort probablement à lui sauver la vie. Ce qui l’empêche de produire un tel comportement c’est ce qu’on appelle une rébellion autodestructrice. Tout le temps du procès, son crime est mis en parallèle avec son absence d’affect le jour de l’enterrement de sa mère. Imaginez le degré de rancœur qu’il peut avoir contre celle-ci si elle a abusé de lui. La dernière des choses que Meursault soit capable de faire c’est de prétendre qu’il va la regretter, d’accepter d’être jugé pour cette haine, d’offrir à cette femme ses larmes le jour de son enterrement ou un quelconque pardon plus tard qui laverait sa mémoire. Il ne sera jamais dit que le fils Meursault a été triste de voir sa mère mourir.
« Enfin, est-il accusé d’avoir enterré sa mère ou d’avoir tué un homme ? » (Page 148)
« J’accuse cet homme d’avoir enterré une mère avec un cœur de criminel. » (Page 148)
Ainsi, tragiquement, la vie de Meursault ne tient plus qu’à sa capacité à produire le comportement même qu'il préfère mourir plutôt que de produire. Pour survivre dans la société de consommation il faut prétendre aimer une mère incestueuse (l'appellation est ici anachronique mais pertinente selon moi).
« Pour que tout soit consommé, pour que je me sente moins seul, il me restait donc à souhaiter qu’il y ait beaucoup de spectateurs le jour de mon exécution et qu’ils m’accueillent avec des cris de haine. » (Page 185).
La dernière phrase du livre marque donc, en apparence, l’échec de l’émancipation de Meursault. Privé de sa mère qui s’était accaparé le pouvoir de le faire se sentir aimé et innocent, son monde s’écroule et il produit une situation dans laquelle il incarne la culpabilité absolue et la cible d’une haine totale. Son regard qu’il aurait pu parvenir à aiguiser et à s’approprier s’est au contraire émoussé au maximum puisqu’amour et haine, vie et mort, lui et les autres se confondent. L’intériorité de Meursault s’est entièrement effondrée, modelée jusqu’à l’ultime limite en accord avec le « on s’habitue à tout » de sa mère, puisque c’est donc sa mort qu’il prend maintenant avec nonchalance.
Cependant, je pense que son acceptation de la haine des autres peut être perçue comme une acceptation de lui-même. Tout au long du livre, Meursault est dépendant de l’affection des autres. Il ne peut pas entrer en conflit avec le monde car cela le ferait exister, il prendrait une place. Alors que sa première rencontre avec l’homme qui va le juger se passe relativement mal, Meursault explique : « j’aurais voulu le retenir, lui expliquer que je désirais sa sympathie, non pour être mieux défendu, mais, si je puis dire, naturellement. » (Page 103)
« pour la première fois depuis bien des années, j’ai eu une envie stupide de pleurer parce que j’ai senti combien j’étais détesté par tous ces gens-là. » (Page 138) S’il avait pleuré, cela lui aurait probablement sauvé la vie car il aurait brisé son image de monstre dénué d'affects, mais non, il encaisse.
Meursault est incapable de juger quiconque mais supporte également mal d’être jugé, de sentir qu’il déplait. La relation fusionnelle dans laquelle sa mère l’a entrainé est également une relation fusionnelle avec le monde. S’opposer, critiquer, préférer, rejeter ou vouloir, toutes ces capacités sont le résultat de la construction d’un « Je » mais pour Meursault tout se vaut, tout est interchangeable, sa vie à Alger avec une vie à Paris, sa compagne Marie avec n’importe qu’elle autre femme, Emmanuel, Raymond, Céleste. Parvenir à ne pas se plier aux attentes des autres ou accepter de ne pas être aimé, c’est surgir de l‘utérus nourricier maternel parfait.
Si à la fin de l’histoire, il embrasse la haine des spectateurs, c’est qu’il reconnaît leur droit d’agir égoïstement, leur droit à un destin différent du sien, à une altérité. Et si cela le fait se sentir moins seul, c’est parce qu’il découvre pour la première fois que lui aussi a le droit de haïr, de rejeter, d'être autre. Pour la première fois, il ne se sent plus étranger aux humains tout en réalisant son altérité essentielle.
Il est significatif que la seule chose que l’on sache du père de Meursault et qu’il est un jour allé voir une exécution. Or, dans le livre la masculinité, le père, c’est la délivrance que Meursault cherche. Tragiquement, il la trouve alors que la mort pèse sur lui. Ce qui est tristement logique, car c’est la mort et uniquement la mort qui fait de nous ce que nous sommes au niveau individuel. Tout ne tient qu’à notre finitude. Nous vivons dans une société nihiliste qui a la phobie de toutes les limites alors que ces limites sont l’essence même du vivant.
-----------------Les Efforts pour venir au monde----------------
Le soleil et la mer sont très présents dans le livre. Le soleil et l’eau, c’est ce qui donne la vie. Le rapport que Meursault entretient avec ces deux entités n’est pas anodin. La problématique qui pèse sur le personnage est existentielle par essence, pas uniquement à cause de sa condamnation à mort.
La mer est facilement associable à la mère, à l’utérus dont Meursault est prisonnier. C’est dans la mer qu’il rencontre Marie, le lendemain de l’enterrement. Il pose sa tête sur le ventre (utérus) et effleure les seins (nourriciers) de la jeune femme. Il cherche en elle un lien maternel, ce qui ne l’empêche pas de la désirer (puisqu’il a été victime d’inceste).
Le soleil qui semble frapper si fort sur Meursault c’est la fièvre intérieure qui le pousse vers l’autonomie individuelle. C’est son être qui s’oppose à la dictature maternelle et voudrait le pousser à exister. Ses désirs forts étouffés, interdits, refoulés s’insurgent et tentent d’apparaître dans le conscient. Le soleil, c’est le père… ou plutôt l’homme, car Meursault est déjà son propre père (puisque victime d’inceste).
Au début de cet essai, j’ai déclaré avec nonchalance que L’Etranger était une histoire d’homosexuel refoulé. Le corps masculin devient pour Meursault l’incarnation de l’autonomie, de l’agence. Ses relations avec les femmes ne lui permettent pas d’échapper à sa mère. Toutes les femmes sont sa mère.
Lorsque Marie lui rend visite à la prison, ils n’ont rien à se dire et Meursault décrit précisément la visite d’une mère à son fils. (Page 118) « Il a dit : Au revoir maman ! et elle a passé sa main entre deux barreaux pour lui faire un petit signe lent et prolongé. » Ce n’est pas l’unique couple qu’il décrive, mais toutes les visites sont celles d’une femme à un homme, mères et maitresses se confondent.
Comme on le sait, le point de départ de l’histoire est la mort de la mère de Meursault. Cet événement est certainement l’instant que l’homme a inconsciemment attendu toute sa vie, il marque le premier jour de la résolution, inconsciente également, de vivre sa vie, de se tourner vers lui-même. A l’enterrement, il a certainement plus envie de chanter du Johnny Hallyday (« pour moi la vie va commenceeeer ») que de pleurer.
Je plaisante mais ce que j’entends par là c’est qu’à son retour à Alger les initiatives passives/accidentelles que prend Meursault traduisent en réalité une fébrilité. Il rencontre immédiatement Marie à la mer et en un instant ils sont ensembles. (Edit : cette première initiative naît, entre autre, d’un besoin de tromper sa mère par vengeance pour Thomas Pérez).
La manière mécanique dont il la « séduit » suggère également son passé incestueux. « Elle avait sa jambe contre la mienne. Je lui caressais les seins. Vers la fin de la séance, je l’ai embrassé mais mal. En sortant, elle est venue chez moi.
Quand je me suis réveillé, Marie était partie. Elle m’avait expliqué qu’elle devait aller chez sa tante. J’ai pensé que c’était dimanche et cela m’a ennuyé : je n’aime pas le dimanche. » (Page 36)
« Quand nous nous sommes rhabillés sur la plage, Marie me regardait avec des yeux brillants. Je l’ai embrassée. » (Page 58)
On voit dans cette dernière phrase que Meursault sait lire les signes indicateurs qu’il plait à une femme. « Ses yeux brillent, elle veut que je l’embrasse. » Meursault répond aux attentes à la perfection parce qu’il connait la logique des femmes à la perfection et qu’il ne se demande pas ce que lui veut. Où sont les craintes, les hésitations de celui qui a peur d'être rejeté ? De mal s'y prendre ? Meursault est plus que confiant, son attitude de "séduction" est une seconde nature.
Décrire son comportement comme étant « mécanique » peut paraître sévère, mais une phrase telle que « je l’ai embrassé mais mal » lancée sans explication, véhicule cet aspect froid et dénué d’affect. Que se passe-t-il en lui lorsqu’il l’embrasse ? Pourquoi l’embrasse-t-il ? Tout ce qu’on sait, c’est qu’il l’embrasse mal et que ça n'a pas l'air de le tracasser plus que ça (parce qu'il sait parfaitement que Marie a envie de lui).
L’ellipse complète de l’acte sexuel également a quelque chose de suspect : « en sortant, elle est venue chez moi. Quand je me suis réveillé, Marie était partie… » Un « nous avons fait l’amour » n’aurait pas été de trop, ainsi qu’une quelconque description du type « elle était douce » ou « je me sentais bien dans ses bras. » mais l’acte passe à la trappe.
Même si cela ne représente pas un argument, je pense que si Meursault déteste le dimanche c’est parce que c’est le jour où il redoutait le plus que sa mère abuse de lui. On ne déteste pas un jour de congé sans raison. Les personnes qui détestent le dimanche sont souvent celles qui ont eu de sérieux problèmes avec leur famille et pour qui ce jour est donc celui où elles ne pouvaient pas échapper aux conversations, disputes, coups, activités forcées, humiliations etc…
Alors qu’il regarde par la fenêtre, Meursault aperçoit des jeunes femmes qu’il connait et qui lui font signe. Je pense que comme auprès de Marie, Meursault est très populaire auprès des femmes parce qu’il sait exactement comment les considérer. Tout en les respectant, il ne prétendra pas qu’elles sont des princesses asexuées, il ne se positionnera pas en séducteur ou en mâle macho. Une telle attitude débarrasse les relations entre sexe du poids moral et culturel. Au-delà du fait que le comportement soit adéquate, il représente également un soulagement irrésistible pour les femmes. Il déculpabilise leur sexualité car il l’accepte comme la chose la plus naturelle qui soit. Or, un tel niveau d’expérience et d’innocence peut s’obtenir dans l’inceste, lorsqu’un parent traite l’enfant comme un objet qui doit satisfaire ses désirs.
Pour autant, je ne suis pas sûr que Meursault ait déjà eu des expériences sexuelles (avec d’autres femmes j’entends). Ces jeunes femmes lui font signe alors qu’il est enfermé dans son appartement et passe son dimanche à observer la rue. (Page 40) : « Les jeunes filles du quartier, en cheveux, se tenaient par le bras. Les jeunes gens s’étaient arrangés pour les croiser et ils lançaient des plaisanteries dont elles riaient en détournant la tête. Plusieurs d’entre elles, que je connaissais, m’ont fait des signes. »
« En cheveux » => elles cherchent un partenaire sexuel
« Lançaient des plaisanteries » => ils tentent d’approcher la question sexuelle, de séduire, ancrés dans leur rôle sexuel, inconscients qu’ils n’ont pas besoin de parler.
« en détournant la tête. » => Les plaisanteries leurs sont désagréables, elles trahissent une inconnaissance des réalités du sexe féminin.
« Plusieurs font des signes à Meursault » => Meursault est celui qu’elles désirent parce qu’il est extérieur à toutes ces bêtises. Il les considère exactement comme elles se sentent. Hélas il est resté enfermé, interdit, dans son appartement car sa sexualité appartient toujours à sa mère (en ce dimanche).
Meursault resterait de toute manière un objet dans ses relations avec les femmes. Ce qu’elles aimeraient chez lui (et qui est réellement positif) provient hélas du fait qu’il est une victime d’inceste, ce qui ne l’aiderait pas. De son côté, il cherche un substitut momentané à l’amour maternel (Marie) mais n’y trouvera pas l’épanouissement. A ce stade on peut voir à quel point sa réticence à dire à Marie qu’il l’aime n’a strictement rien à voir avec une quelconque distance philosophique. « Elle a voulu savoir alors si je l’aimais. J’ai répondu comme je l’avais déjà fait une fois que ça ne signifiait rien mais que sans doute je ne l’aimais pas. « Pourquoi m’épouser alors ? » a-t-elle dit. Je lui ai expliqué que ça n’avait aucune importance et que si elle le désirait, nous pouvions nous marier. D’ailleurs c’était elle qui le demandait et moi je me contentais de dire oui. » (Page 69).
Ce discours n’est pas une critique du sentiment amoureux ou de la structure du mariage, c’est l’expression du sentiment spontané d’un homme qui n’a pas de « je. » Comment Marie pourrait-elle être amoureuse de « moi » s’il n’y a pas de moi, juste une entité flexible qui s’habitue à tout ? Et comment cette entité pourrait-elle fixer son affection sur une personne en particulier alors que sa situation pourrait tout aussi bien la diriger vers quelqu’un d’autre la minute suivante ? Et comment le mariage, les projets, l’avenir pourraient-ils avoir un sens alors même une fois encore que rien n’est jamais certain, qu’on ne peut pas s’en remettre à un « Je » pour défendre ces projets d'avenir ? Le discours de Meursault n’est que le résultat d’une fragilité pathologique.
La relation qu'il développe avec Marie se situe dans la continuité de celle, malsaine, qu’il entrainait avec sa mère. Leur activité favorite est la baignade, le retour dans l’équilibre utérin.
//Un individu qui se laisse guider et définir se laisse objectifier. Ce constat va jusqu’au bout de ce qu’il suggère : tout individu qui renonce à définir les objets de son désir, dévalorise son existence et inspire le sentiment que sa vie n’a pas de valeur (un objet n’a pas de vie).//
La mort de sa mère permet à Meursault d’entamer une quête de lui-même, et cette quête se fait au travers d’une homosexualité non-avouée, certainement inconsciente.
Évidemment, puisqu’il couche avec Marie et est clairement attiré par elle, une attirance pour les hommes ferait de lui un bisexuel… mais je n’aime pas cette appellation qui donne le sentiment que les genres sont interchangeables alors que clairement Meursault n’a pas les mêmes raisons de se tourner vers les femmes que vers les hommes et qu’à ce stade, son épanouissement psychologique passe par l’homosexualité.
Très tôt dans le roman, le texte prend des connotations homosexuelles qui peuvent même paraître grossières tant elles sont stéréotypées, mais les stéréotypes du présent sont souvent des réalités du passé et L'Etranger date de 1940. (Page 10) : « J’ai dormi pendant presque tout le trajet. Et quand je me suis réveillé, j’étais tassé contre un militaire qui m’a souri et qui m’a demandé si je venais de loin. J’ai dit « oui » pour n’avoir plus à parler. »
Il s’endort contre un homme, qui plus est un militaire, dont il obtient un sourire. Le militaire était homo, lui plaisait et Meursault a spontanément fait ce qu’il désirait même s’il ne l’assume pas. Il est alors en chemin pour l’enterrement.
Lors de la veillée funèbre, il offre une cigarette au concierge dont il remarque les yeux clairs, alors que l’infirmière ne reçoit aucune description. (Page 15) : « Quand elle est partie, le concierge a parlé : « Je vais vous laisser seul. » je ne sais pas quel geste j’ai fait, mais il est resté, debout derrière moi. » Cette présence dans mon dos me gênait. » Comme avec le militaire, Meursault fait un pas inconscient vers un homme, pour ensuite se plaindre de la conséquence. Qu’il cherche un père ou un amant ne fait pas une grande différence pour moi, étant donné qu’à cause de sa relation avec sa mère, dont il ne parvient pas à se souvenir de l’âge, ces rôles se mélangent probablement.
Quatre fois dans le roman, Meursault nous parlera des yeux d’une personne qu’il rencontre : (Page 11) : « Yeux clairs. » (Page 14) : « Il avait de beaux yeux, bleus clairs. » (Page 100) : « Yeux bleus foncés. » (Page 132) : « Dans son visage un peu asymétrique, je ne voyais que ses deux yeux, très clairs, qui m’examinaient attentivement. » A chaque fois, il est en train de parler d’un homme. Une seule fois il parlera des yeux de Marie qui attirent son attention non pas de par leur jolie couleur ou ce qu’ils lui inspirent mais simplement parce qu’ils brillent.
Autre détail intéressant, c’est plus souvent les vêtements de Marie qui l’excitent en priorité et pas le corps de la jeune femme ou sa personnalité.
(Page 57) « J’ai eu très envie d’elle parce qu’elle avait une belle robe à raies rouges et blanches et des sandales de cuir. On devinait ses seins durs et le brun du soleil lui faisait un visage de fleur. » Fleur = symbole de l’organe reproducteur + sein nourricier. Il est attiré par la mère en elle. On peut se dire que tout ce qui attire chez une femme et qui est lié à sa féminité est par extension lié à son rôle reproducteur et donc à son rôle de mère mais Meursault pourrait nous parler des épaules de Marie, de la ligne de son cou, de sa peau douce, de son dos, de ses cheveux, de ses yeux, de ses jambes, de ses fesses, de ses courbes, de sa voix… il parle de ses vêtements, de ses seins, de son visage de fleur (déesse de la reproduction ?) et c’est à peu près tout.
L’enthousiasme dont il fait preuve quand elle lui rend visite en prison est assez humoristique : (Page 114) « On m’a dit que j’avais une visite. J’ai pensé que c’était Marie. C’était bien elle. (Cette hypothèse/confirmation indifférente est hilarante) […] en même temps, je la regardais et j’avais envie de serrer son épaule par-dessus sa robe. J’avais envie de ce tissu fin et je ne savais pas très bien ce qu’il fallait espérer en dehors de lui. » (Hum... Ce que le tissu recouvre ? Son corps ?)
Cependant, son appréciation de la jeune femme semble évoluer au fur et à mesure du roman. (Page 161) : « J’ai été assailli des souvenirs d’une vie qui ne m’appartenait plus, mais où j’avais trouvé les plus pauvres et les plus tenaces de mes joies : des odeurs d’été, le quartier que j’aimais, un certain ciel du soir, le rire et les robes de Marie. » Il n’est toujours pas question du « corps de Marie » même si l’on pourrait interpréter « les robes » comme une figure de style pour le désigner (Mais ça me semble incorrect). Peu importe car c’est l’apparition du rire de la jeune femme dans sa liste de « joies les plus pauvres et les plus tenaces » qui me fait dire qu’il réalise qu’elle lui apportait plus qu’il ne l’imaginait. Le rire est lié à l’individualité de la jeune femme.
Il faut noter néanmoins que ces joies sont « les plus pauvres » et qu’étrangement, un certains nombres de bons moments sont passés à la trappe. (Emmanuel)
Je décrirais la manière dont Meursault apprécie la vie comme une forme de « faire contre mauvaise fortune bon cœur. » Il semble se contenter de choses simples mais uniquement parce qu’il n’a absolument aucun espoir d’accéder à ce qu’il désire réellement, typiquement l’approche d’un homosexuel enseveli dans une culture où l’homosexualité est un crime. Il ne trouve aucune satisfaction au-delà de stimuli directs, comme un animal. Ses joies sont donc « les plus pauvres. »
Un élément assez particulier de L’Etranger est que son histoire se construit entièrement autour d’éléments entièrement nouveau dans l’existence du personnage, ce qui soutient encore l’idée que tout arrive parce que sa mère est morte dans la première phrase.
(Page 34) : « J’ai pris le tram pour aller à l’établissement de bains du port. Là, j’ai plongé dans la passe. Il y avait beaucoup de jeunes gens. J’ai retrouvé dans l’eau Marie Cardona, une ancienne dactylo de mon bureau dont j’avais eu envie à l’époque. Elle aussi, je crois. Mais elle est partie peu après et nous n’avons pas eu le temps. »
Meursault n’a pas de petite amie, il ne parle d’aucune femme passée et soudain, le lendemain de l’enterrement de sa mère, il croise une ancienne Dactylo qui lui plaisait (même si "avoir envie" est une expression bien moins individuée que "plaire"), qui couche avec lui le jour même, lui demande s’il l’aime lors de sa deuxième apparition dans le roman, et le demande en mariage la troisième.
Meursault se doutait qu’il trouverait Marie Cardona dans cet établissement, il savait très bien qu’il lui plaisait et c’est uniquement la mort de sa mère qui lui permet d’enfin prendre l’initiative d’aller la retrouver. Savoir inconscient, initiative inconsciente. De la même manière que le « nous n’avons pas eu le temps » n’est que la conséquence du fait qu’il n’était lui-même pas prêt. « Nous n’avons pas eu le temps ? » Il couche avec elle le même jour que cette rencontre à la piscine, ça me semble plutôt rapide. L’obstacle c’était sa mère.
Le même phénomène est observable pour tous les personnages. C’est un peu comme si tout le monde avait attendu avec impatience que Meursault sorte de son cocon pour se jeter sur lui. (Marie, Emmanuel, Raymond, la femme mystérieuse, son patron qui lui offre un job en or).
(Page 44) : « Je suis sorti un peu, à midi et demi, avec Emmanuel, qui travaille à l’expédition. Le bureau donne sur la mer et nous avons perdu un moment à regarder les cargos dans le port brûlant de soleil (Soleil = Meursault désire quelque chose). A ce moment, un camion est arrivé dans un fracas de chaînes et d’explosions. Emmanuel m’a demandé « si on y allait » et je me suis mis à courir. Le camion nous a dépassés et nous nous sommes lancés à sa poursuite. J’étais noyé dans le bruit et la poussière. Je ne voyais plus rien et ne sentais que cet élan désordonné de la course, au milieu des treuils et des machines, des mâts qui dansaient sur l’horizon et des coques que nous longions. J’ai pris appui le premier et j’ai sauté au vol. Puis j’ai aidé Emmanuel à s’asseoir. Nous étions hors de souffle, le camion sautait sur les pavés inégaux du quai, au milieu de la poussière et du soleil. Emmanuel riait à en perdre haleine.
Nous sommes arrivés en nage chez Céleste. Il était toujours là, avec son gros ventre, son tablier et ses moustaches blanches. Il m’a demandé si « ça allait quand même ». Je lui ai dit que oui et que j’avais faim. J’ai mangé très vite et j’ai pris du café. Puis je suis rentré chez moi, j’ai dormi un peu parce que j’avais trop bu de vin et, en me réveillant, j’ai eu envie de fumer. Il était tard et j’ai couru pour attraper un tram. J’ai travaillé tout l’après-midi. Il faisait très chaud dans le bureau et le soir, en sortant, j’ai été heureux de revenir en marchant lentement le long des quais. Le ciel était vert, je me sentais content. Tout de même, je suis rentré directement chez moi parce que je voulais me préparer des pommes de terre bouillies. »
Il me semble que la scène avec Emmanuel (prénom masculin/féminin) est clairement homo-érotique. Meursault est plus vivant à ce moment qu’à n’importe quel autre. Il court. Il poursuit. Il saute. Il grimpe. Il s’essouffle. Il boit trop de vin, il s’enivre de vie. Il fume une cigarette aussi. Conclusion d’un acte amoureux.
Le port est brûlant de soleil. Marie est associée à l’eau et à la mer alors que le moment qu’il passe avec Emmanuel est associé au soleil. Le « moi » de Meursault s’épanouit. Et une fois encore, il rejette son plaisir : il évacue son excitation dans le travail (« J'ai travaillé toute l'après-midi. Il faisait très chaud dans le bureau le soir ») et le soir dès qu’il constate sa joie, il s’empresse de trouver une raison de passer à autre chose. « Oh mon dieu ! Je dois absolument rentrer ! Je veux me faire des pommes de terre bouillies ! »
Dans la même journée Raymond le voisin tente également sa chance : (Page 48) : « J’allais le quitter quand il m’a dit : « J’ai chez moi du boudin et du vin. Si vous voulez manger un morceau avec moi ?... » J’ai pensé que cela m’éviterait de faire ma cuisine et j’ai accepté. » (Explication sans raison d'être qui n'a d'autre raison d'être que de se cacher qu'il accepte pour une raison: Raymond lui plait bien).
Tous les éléments développés autour de Raymond appartiennent au monde de la misère de l’homosexualité inavouable. Il y a au-dessus de son lit des photos de champions et quelques photos de femmes nues (Attirance réelle et conjuration de celle-ci). La première chose qu’il raconte à Meursault est une bagarre avec un homme qui lui a justement dit « descends du tram si t’es un homme. » « T’es pas un homme. » Ensuite il lui demande un service dont il ne dit d’abord rien si ce n’est que « je pouvais l’aider et qu’ensuite il serait mon copain. Je n’ai rien dit et il m’a demandé encore si je voulais être son copain. J’ai dit que ça m’était égal : il a eu l’air content. » (Page 50).
Il y a un décalage entre la réponse de Meursault et la réaction de Raymond mais rien ne nous oblige à croire que ce décalage provienne de la personnalité du voisin. Spontanément, nous prenons Raymond Syntès pour un individu étrange qui se contente d’un « ça m’est égal, » mais il est également possible que Meursault, qui rejette ses tendances homosexuelles, prononce cette phrase d’une manière positive du type « Je n’ai rien contre, donc oui. » qui réjouit logiquement Raymond.
Après l’invitation à manger du vin et du boudin et l’histoire de virilité, Raymond décrit sa relation avec une femme qui semble s’être pris les pieds dans un rapport pécuniaire. « J’ai bien agi et toi tu me le rends mal. » Sa relation amoureuse est un contrat. Il n’est pas amoureux d’elle et veut juste une femme pour se sentir hétéro. D’ailleurs il admet sans gêne qu’il la frappait régulièrement. Elle lui demande toujours plus d’argent parce qu’elle sent spontanément qu’il n’est pas réellement attiré par elle et finalement en vient à le tromper. La réaction de Raymond est de s’offusquer parce « qu’elle lui a manqué. » Il se braque pour une question de respect, pas parce que la femme qu’il aime s’est tournée vers un autre et qu'il est malheureux.
(Page 51) : « J’ai bien vu qu’il y avait tromperie. Alors, je l’ai quittée. Mais d’abord, je l’ai tapée. Et puis, je lui ai dit ses vérités. Je lui ai dit que tout ce qu’elle voulait, c’est s’amuser avec sa chose. » (ce qui lui pose problème pour sûr).
Raymond fait écrire une lettre à la jeune femme par Meursault. Dans l’opération, le vouvoiement disparait. L’objectif est de faire revenir la femme vers Raymond afin qu’il couche avec elle à nouveau et lui crache au visage au moment d’éjaculer. Il a dit auparavant qu’il avait encore « un sentiment pour son coït. » Je ne pense pas non, une idée aussi abjecte et incohérente ne vient pas à quelqu'un qui aime faire l'amour à une femme. Je pense plutôt qu’il n’a jamais aimé faire l’amour avec elle, qu’il a le sentiment de s’être prostitué et qu’il veut maintenant lui exprimer ce qu’il a toujours ressenti. (Edit: d'ailleurs, je n'avais pas remarqué mais "avoir un sentiment pour son coït" est une formulation ambiguë, cela pourrait très bien être un dégoût qu'il a finalement envie de lui exprimer).
Meursault accepte d’écrire la lettre malsaine à coup de « pourquoi pas » et lorsque celle-ci est finie, alors que le moment est venu pour eux de passer à l’acte, les deux hommes le laissent passer.
(Page 55) : « Il a cacheté la lettre et nous avons fini le vin. Puis nous sommes restés un moment à fumer sans rien dire. Au-dehors, tout était calme, nous avons entendu le glissement d’une auto qui passait. J’ai dit : « il est tard. »
Le moment en est tristement humoristique mais les choses continuent d’être intéressantes par la suite :
« Raymond le pensait aussi. Il a remarqué que le temps passait vite et, dans un sens, c’était vrai. J’avais sommeil, mais j’avais de la peine à me lever. J’ai dû avoir l’air fatigué parce que Raymond m’a dit qu’il ne fallait pas se laisser aller. D’abord je n’ai pas compris. Il m’a expliqué alors qu’il avait appris la mort de maman mais que c’était une chose qui devait arriver un jour ou l’autre. C’était aussi mon avis.
Je me suis levé, Raymond m’a serré la main très fort et m’a dit qu’entre hommes on se comprenait toujours. En sortant de chez lui, j’ai refermé la porte et je suis resté un moment dans le noir, sur le palier. […] Je n’entendais que les coups de mon sang qui bourdonnait à mes oreilles. Je suis resté immobile. Mais dans la chambre du vieux Salamano, le chien a gémi sourdement. »
Meursault parle plusieurs fois dans la scène du sang qui lui tape dans les oreilles ou les tempes. Il est terriblement nerveux et excité. La phrase de Raymond « il ne faut pas se laisser aller » correspond autant à l’attirance qui s’est créée entre eux qu’à une empathie vis-à-vis de la douleur de son invité. Il peut sembler tiré par les cheveux de voir un sous-texte homosexuel ici mais une fois encore le narrateur prend la peine de souligner que la phrase n’a rien à faire là. « J’ai dû avoir l’air fatigué parce que Raymond m’a dit qu’il ne fallait pas se laisser aller. » Meursault induit le lecteur en erreur comme à chaque apparition de ses pulsions homosexuelles. La mort de sa mère le fait certes « se laisser aller » mais l’expression ne fait pas allusion à sa fatigue, elle fait allusion au fait qu'ils s'approchaient tous deux de faire l'amour.
Le sous-texte continue d’être visible jusqu’à la fin de la scène. Meursault a de la peine à se lever, il ne veut pas partir. Raymond lui sert la main « très fort », « entre hommes on se comprend. » Notre héros reste sur le palier ahuri par ce qui vient pratiquement d’arriver… et l’on entend le chien de Salamano gémir.
Salamano également est homosexuel et son chien est un sujet délicat. Son homosexualité est suggérée en creux dans l’histoire de sa vie : (Page 73) : « je l’ai interrogé sur son chien. Il m’a dit qu’il l’avait eu après la mort de sa femme. Il s’était marié assez tard. Dans sa jeunesse, il avait eu envie de faire du théâtre : au régiment il jouait dans les vaudevilles militaires. […] Il n’avait pas été heureux avec sa femme, mais dans l’ensemble il s’était bien habitué à elle. Quand elle était morte, il s’était senti bien seul. » Il n’a pas été heureux avec sa femme, mais n’a rien à dire contre elle. Le problème venait d’ailleurs.
Lorsqu’il parle de son chien, la parallèle avec une vie de couple est évident.
(Page 74) : « « Il avait mauvais caractère, m’a dit Salamano. De temps en temps, on avait des prises de bec. Mais c’était un bon chien quand même. » J’ai dit qu’il était de belle race et Salamano a eu l’air content. « Et encore, a-t-il ajouté, vous ne l’avez pas connu avant sa maladie. C’était le poil qu’il avait de plus beau. »
(Page 184) : « Le chien de Salamano valait autant que sa femme. »
(Page 45) : « L’épagneul a une maladie de peau, le rouge, je crois, qui lui fait perdre presque tous ses poils et qui le couvre de plaques et de croûtes brunes. A force de vivre avec lui, seuls tous les deux dans la chambre, le vieux Salamano a fini par lui ressembler. Il a des croûtes rougeâtres sur le visage et le poil jaune et rare. […] Il bat son chien et l’insulte. […] C’est ainsi tous les jours. […] Il lui disait : « Salaud ! Charogne ! » »
(Page 48) : « Lui aussi m’a dit, en parlant de Salamano : « Si c’est pas malheureux ! » Il m’a demandé si ça ne le dégoûtait pas et j’ai répondu que non. »
Si je développe tout ce passage sur le personnage de Salamano et sa relation avec son chien c’est parce que le vieil homme représente la menace qui pèse sur Meursault. Le gémissement du chien est un avertissement. Si Meursault ne parvient pas à assumer ses pulsions, il pourrait bien finir zoophile comme lui. Car oui, Salamano a des relations sexuelles avec son chien. D’où la transmission de la maladie, la colère constante, puis la détresse dégoulinante d’affectivité lorsque le chien disparait et la fierté qu’il ait été beau.
Ainsi, la mort de la mère de Meursault ouvre la porte à un grand nombre d’expériences pour lui. Je disais plus haut qu’il n’a pas de « Je », je pourrais aussi dire qu’il a un « moi » très fragile. Et ce moi très fragile nait au moment de la mort de sa mère : le début du roman correspond à la naissance de Meursault en tant qu’individu. Avant, il n’y avait rien. Les personnages qui apparaissent étaient déjà présents dans sa vie mais ne faisaient pas partie de ses fréquentations. Il n’avait pas d’amis ni de petite amie. Tout ce qu’il nous raconte c’est le début de sa vie. Avant cela, il n’avait pas conscience de lui-même.
Page 57 : « Je suis allé deux fois au cinéma avec Emmanuel qui ne comprend pas toujours ce qu’il se passe à l’écran. Il faut alors lui donner des explications. »
Le fait qu’Emmanuel, qui n’est pas plus stupide qu’un autre, ne comprenne pas toujours « ce qu’il se passe à l’écran » plutôt que « les films » suggère possiblement la découverte de la fellation pour Meursault, d'autant qu'Emmanuel reste un secret. Mais sans aller aussi loin, ces sorties au cinéma sont de toute façon chargée homo-érotiquement.
Page 59 : « Un moment après, elle m’a demandé si je l’aimais. Je lui ai répondu que non. Elle a eu l’air triste. Mais en préparant le déjeuner, et à propos de rien, elle a encore ri de telle façon que je l’ai embrassée. C’est à ce moment que les bruits d’une dispute ont éclaté chez Raymond. »
Raymond est jaloux de la position de Marie et lorsqu’il l’entend rire chez Meursault, il perd son sang-froid et déclenche une dispute avec sa copine qui aura la conséquence escompté : Meursault et Marie sortent de l’appartement et ne couchent pas ensembles.
On peut reconnaître dans la relation entre Meursault et Raymond différents phénomènes liés à une attirance réprimée, interdite ou non-dite. Lorsqu’on appelle un policier (Meursault refuse de le faire) parce que Raymond est en train de tabasser sa copine, ce dernier tient tête à l’agent en regardant son ami. Il lui demande même plus tard : (Page 62) « Il m’a demandé alors si j’avais attendu qu’il réponde à la gifle de l’agent. J’ai répondu que je n’attendais rien du tout et que d’ailleurs je n’aimais pas les agents. Raymond a eu l’air très content. Il m’a demandé si je voulais sortir avec lui. Je me suis levé et j’ai commencé à me peigner. »
Si la consonance homosexuelle de ces deux dernières phrases ne vous arrache pas un sourire alors je ne sais pas quoi dire. Raymond a obtenu que Marie s’en aille alors que Meursault et elle se réjouissaient de cuisiner ensemble. Ils passent ensuite la journée tous les deux, ils fument, ils font un billard, Raymond lui propose d’aller voir des prostituées (Partager des femmes est une activité intermédiaire pour des homosexuels qui ont du mal à admettre leur attirance). Meursault conclut : (Page 63) « Je le trouvais très gentil avec moi et j’ai pensé que c’était bon moment. »
L’histoire de la gifle à l’agent est sexuelle. Comme ils ne peuvent pas se dire leur attirance, celle-ci envahit les autres sphères de leur relation. Meursault montre son attirance pour Raymond en acceptant d’écrire une lettre manipulatrice à une femme qui n’a rien fait et cela alors que l’histoire ne le concerne absolument pas. Il écrit une lettre d'amour pour Raymond. Même chose pour le faux témoignage ou le fait de ne pas appeler d’agent. Ce type de phénomènes apparait également entre hétéros. Les personnes provoquent des situations conflictuelles ou problématiques uniquement pour demander des services, du soutien ou un acte immoral dont l’importance sera proportionnelle à l’attirance non dite. Lorsqu’il demande s’il aurait dû répondre à la gifle de l’agent, c’est parce que refuser de reconnaître ses torts signifiait assumer de ne pas être attiré par une femme, et être puni par l’agent, c’était montrer ce qu’il était prêt à endurer pour plaire à Meursault.
Sa bagarre avec l’individu qui lui dit « descend du tram si tu es un homme » est également le résultat d’une homosexualité réprimée et marquée par la honte. Elle est le résultat de deux regards qui se croisent et se reconnaissent, mais sont également terrifiés par le jugement. Si les choses vont trop loin, il est alors temps de faire marche arrière en se battant, en provoquant.
Raymond a certainement choisi la fille avec qui il sort parce que son frère (l’arabe qui sera assassiné) lui plaisait. Et si l’arabe le suit ce n’est pas à cause de la manière dont il traite sa sœur, mais parce que Raymond a un nouveau petit copain.
(Page 78) : « Nous allions partir quand Raymond, tout d’un coup, m’a fait signe de regarder en face. J’ai vu un groupe d’Arabe adossés à la devanture du bureau de tabac. Ils nous regardaient en silence, mais à leur manière, ni plus ni moins que si nous étions des pierres ou des arbres morts. Raymond m’a dit que le deuxième à partir de la gauche était son type, et il a eu l’air préoccupé. Il a ajouté que, pourtant, c’était maintenant une histoire finie. »
Une histoire finie !?! Il sort avec sa sœur, la bat régulièrement, la bat plus encore quand elle finit par le tromper, lui envoie une lettre pour la reconquérir coucher avec elle et lui cracher dessus, la tabasse encore une fois, au point que quelqu’un appelle la police, et lorsqu’il devrait légalement payer pour son comportement, un ami à lui donne un faux témoignage en sa faveur et il s’en tire avec un avertissement. En quoi cela est-il une histoire finie ? Jamais un frère n’a eu autant de raison de fracasser l’ex de sa sœur. L’histoire qui est finie, c’est l’idylle entre Raymond et l’arabe. En rompant avec sa sœur, il a également rompu avec lui. Plus tard, Meursault désignera encore l’arabe par « Le type de Raymond. » (Page 92)
C’est également pour cette raison que les arabes resteront silencieux à chacune de leurs apparitions. Pas de « ça c’est pour ce que tu as fait à ma sœur ! » lorsqu’il blesse Raymond. Lorsque Raymond parle à l’arabe, Meursault n’entend pas. C’est bien pratique. Et lorsqu’il doit raconter l’anecdote aux femmes, « cela l’ennuie d’expliquer. » (Page 88). Moins elles en savent, mieux c’est. Il ne faudrait pas qu’elles comprennent les motivations sous-jacentes de toute cette histoire.
Raymond est blessé au bras et au visage. L’arabe veut l’émasculer et le défigurer. Agression d’un amant bafoué : « Si tu n’es plus à moi, tu ne seras à aucun autre. »
L’intrigue avec les arabes tourne de la même manière qu’avec le policier. C’est-à-dire qu’elle devient une manière pour Raymond de montrer à Meursault son implication dans leur relation. Plus il se montre impitoyable avec son ex, plus il signifie à Meursault son attirance pour lui. D’où la répétition du mot « excité » lors de leur seconde confrontation. « Raymond a commencé à s’exciter un peu. » « J’ai pensé que si je disais non, il s’exciterait tout seul et tirerait certainement » Quelle logique cache cette phrase ? Meursault s’imagine que prendre la défense de l’arabe risque de rendre Raymond jaloux et donc de provoquer le coup de feu.
Lorsque Raymond donne le revolver à Meursault, la description de l’échange ressemble à un coup de foudre.
(Page 90) : « Quand Raymond m’a donné son revolver, le soleil a glissé dessus. Pourtant, nous sommes restés encore immobiles comme si tout s’était refermé autour de nous. Nous nous regardions sans baisser les yeux et tout s’arrêtait ici entre la mer, le sable et le soleil, le double silence de la flûte et de l’eau. J’ai pensé à ce moment qu’on pouvait tirer ou ne pas tirer. […] Raymond et moi sommes alors revenus sur nos pas. Lui paraissait mieux et il a parlé de l’autobus du retour. »
Lorsque Meursault retourne sur la plage, ça n’est pas pour tuer l’arabe. Raymond ne lui plait pas tant que ça. (Page 78) : ses avant-bras étaient très blancs sous les poils noirs. J’en étais un peu dégoûté. » Masson lui plait plus, ou Céleste.
Aussi, lorsqu’on a honte ou peur de sa sexualité, on expérimente plus facilement avec des inconnus ou des personnes à qui l’on ne tient pas. Ainsi, Meursault a vécu quelques expériences avec Emmanuel et n’étant pas prêt pour le grand saut avec Raymond, il se tourne vers l’arabe.
Lorsqu’il retourne pour la cinquantième fois à la source où, quel hasard, l’attend l’arabe allongé d’une manière sensuelle dans son bleu de travail qui fume, Meursault est en réalité excité et pense à faire l’amour avec lui. Ce pas qu’il fait « à cause du soleil » est le pas vers son désir le plus important qu’il ait jamais fait. Il se jette à l’eau, il tente sa chance. Il s’avance vers l’arabe dans l’espoir d’être accueilli. Hélas, l’autre dégaine son couteau et l’humilie jusqu’au plus profond de son âme. La sueur amassée dans ses sourcils qui lui coule soudainement dans les yeux et l’aveugle, ce sont des larmes. « Mes yeux étaient aveuglés derrière ce rideau de larmes et de sel. » (Page 94). « Tout mon être s'est tendu. » (Page 95).
Il tue l’arabe par honte et tire plusieurs fois dans ce corps qu’il a désiré, à qui il a avoué son désir et qui s'est refusé à lui, lui rendant ce désir insupportable et son témoin également.
Ainsi, à l’instant où il fait son premier pas vers la vie, plutôt que vers le confort ou la sécurité, Meursault rencontre un obstacle qui lui fait commettre l’erreur qui le mènera directement à la mort. Il est question de bien plus que d’homosexualité ici. S’il avait rencontré une femme qui l’avait attirée de la même manière, son rejet lui aurait également fait perdre le contrôle de lui-même. Ce qui lui est insupportable c’est d’être si violemment rejeté à l’instant où il avoue un désir profond et propre à lui-même. Tragiquement, il avait une arme dans la poche.
Lorsqu’on lui demandera la raison pour laquelle il a tiré quatre balles de trop, Meursault dira qu’il ne sait pas et il est probable qu’il ait réellement oublié.
Combien de jours la vie du pauvre Meursault lui aura-t-elle appartenue ? Je me souviens que la première fois que j’avais lu le livre, cela ne m’avait rien inspiré qu’il soit condamné à mort tant tout semblait lui être indifférent. Aujourd’hui je trouve cette histoire ignoble.
---------------------La Phrase finale-------------------
J’aimerais maintenant revenir sur la dernière phrase à la lumière de tout ce qui a été développé.
« Pour que tout soit consommé, pour que je me sente moins seul, il me restait à souhaiter qu’il y ait beaucoup de spectateurs le jour de mon exécution et qu’ils m’accueillent avec des cris de haine. »
Sans s’attarder sur chaque proposition de cette phrase son sens me parait assez clair. Meursault n’a pas échappé à sa mère. Elle est morte dans la première phrase, il accepte sa propre mort, qu’il lui doit, dans la dernière. Sans revenir sur l’idée d’inceste, c’est clairement à sa mère qu’il doit d’être exécuté car pour une raison ou pour une autre, il ne pleure pas à son enterrement. Il n’a pas de chagrin.
Cependant, le livre ne peut pas terminer sur un constat aussi vain et simple, car Meursault s’est battu. Il a tenté d’échapper à la fatalité et la dernière phrase se doit de contenir la problématique de l’histoire.
C’est pour cette raison que les éléments semblent si contradictoires, si décalés les uns par rapport aux autres. Les deux positions sont juxtaposées dans une forme de schizophrénie.
Et finalement, l’idée finale est que Meursault est parvenu à échapper à sa mère au niveau psychologique et que s’il va être exécuté à cause d’elle très prochainement, c’est en tant qu’individu. Il a donc gagné et perdu. Il est parvenu à venir au monde malgré elle, mais hélas pour qu’on lui ôte la vie immédiatement. Lorsqu'il mourra, son père le reconnaîtra comme individu et pourra vomir de dégoût fasse à cette pratique.
Ce qu'implique cette réflexion, c'est qu'une société qui est pour la peine de mort a besoin de faire de ses citoyens des objets sans quoi personne ne pourrait supporter de les voir se faire exécuter. La peine de mort nous réifie tous.
Si l’on regarde les éléments de plus près, je dois admettre que je ne suis pas aussi catégorique quant à leur interprétation.
« Pour que tout soit consommé » me fascine car l’expression « société de consommation » n’existait pas encore à la sortie du livre. Or, la société de consommation est une mère incestueuse au même titre que la mère de Meursault. C’est très troublant. La consommation réfère à l’idée que sa mère, celle qui lui donne la vie, le protège et le nourrit, le fait en réalité par intérêt personnel égoïste, tout comme la société de consommation se contrefout du bien-être de ses consommateurs du moment qu’ils consomment.
L’exécution de Meursault, résultat d’une mascarade de justice orchestrée par une société qui refuse de voir au-delà des apparences -car si quelqu’un avait voulu s’intéresser une seconde aux motivations de Meursault plutôt que placarder sur lui l’image d’un coupable, il n’aurait jamais été condamné à mort- suit la même logique que celle de la mère qui impose à son enfant la charge de confirmer ses croyances, de la satisfaire narcissiquement. Le fils n’existe que pour satisfaire la mère, la vie des citoyens peut être instrumentalisée à loisir sans le moindre égard pour ce qu’ils sont en réalité.
« Pour que tout soit consommé » est donc le constat d’une société cannibale où tous s’entre-dévorent. Meursault va y perdre sa vie, mais les spectateurs sont les cibles d’une même oppression. Nous sommes ici du côté de la victoire maternelle.
« Pour que je me sente moins seul » passe de l’autre côté de la psyché de Meursault. S’il peut se sentir seul, c’est qu’il a développé une individualité. Il se perçoit au monde et dans l’espace. Il perçoit les autres comme des individus différents et similaires à lui avec cette même intériorité propre, non comme des objets. La solitude n’existe pas lorsque l’on est soumis à une figure divine pour laquelle l’on fait tout. Elle nous accompagne dans chacun de nos gestes, qui sont tournés vers elle. La solitude et la compagnie apparaissent quand l’individu devient capable de faire la différence entre et lui et le monde (et prend donc conscience de sa propre vie et mort).
« Il me restait à souhaiter » ne me semble pas lourdement chargé de sens, au-delà du fait que s’il exprime un souhait, il ne prend pas la vie entièrement fatalement. Cela dit, un souhait est justement un désir atténué, un désir qui accepte de se soumettre aux autres contingences. Donc je pense que cette partie de la phrase est neutre du point de vue de la problématique que j’ai développé jusqu’ici.
« Qu’il y ait beaucoup de spectateurs le jour de mon exécution et qu’ils m’accueillent » Cette section est un retour à la psychologie maternelle. L’idée de spectateur nombreux fait écho à l’omniscience maternelle. Plus il y aura de gens, plus il pourra sentir un regard absolu sur lui et le mot « accueillir » nous fait nous attendre à un désir d’empathie ou de pitié. Meursault fils désirerait mourir avec un sentiment d’innocence et d’acceptabilité. La consommation se fait sans accros, sans méchanceté.
A la place il ajoute :
« avec des cris de haine. » Cette fin de phrase est bien sûr surprenante dans le fait qu’il est paradoxal de désirer de la haine. Cependant, au-delà de bouleverser notre bon sens, elle s’oppose aussi à une idée qui a été développée auparavant dans le livre, et qui est donc bien plus intéressante à prendre en compte : à la fin du procès, Meursault est soudainement bien traité.
(Page 164) : « Je n’en ai pas eu le temps parce que le président m’a dit dans une forme bizarre que j’aurais la tête tranchée sur une place publique au nom du peuple français. Il m’a semblé alors reconnaître le sentiment que je lisais sur tous les visages. Je crois bien que c’était de la considération. Les gendarmes étaient très doux avec moi. L’avocat a posé la main sur mon poignet. »
Ce désir de cris de haine est en opposition avec cette considération mielleuse abjecte. Lorsqu’il décrit la guillotine il commente : (Page 171) : « Cela aussi était ennuyeux. La montée vers l’échafaud, l’ascension en plein ciel, l’imagination pouvait s’y raccrocher. Tandis que, là encore, la mécanique écrasait tout : on était tué discrètement, avec un peu de honte et beaucoup de précision. »
L’exécution est une consommation de l’individu. La société fait ce qui sert ses intérêts, discrètement et avec précision mais sans passion. Elle n’a pas besoin de faire une démonstration grandiose de la force qu’elle exerce, juste d’envoyer le message qu’elle doit envoyer : « Cet homme n’a pas pleuré à l’enterrement de sa mère. Il sera exécuté. » De la haine ? Non bien sûr que non. Juste une exécution froide et mécanique, sans affect, voire même une exécution pleine de compassion. Il n’est ni un véritable monstre, ni un ennemi, juste un insecte insignifiant dont on se débarrasse.
Ainsi la présence d’un public et d’une haine réelle élèverait Meursault au-dessus de ce statut. De telles circonstances rappelleraient son exécution dans le monde des êtres humains et la ferait sorti de l’utérus/estomac.
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Edit : Assez étrangement, j’ai rédigé cet essai convaincu que Meursault mourrait à la fin du livre. Depuis ma première lecture de toute façon, j’ai toujours considéré qu’il n’échappait pas à l’exécution. Je m’étais mis en tête que son pourvoi était rejeté, sans doute à cause de la venue inhabituelle de l’aumônier qui suggérait qu’on laissait une dernière chance à Meursault avant l’issue fatale. Bref, pour moi il était fichu.
Cet essai derrière moi, je réalise que l’ambiguïté est réelle, nous ne savons pas si le pourvoi de Meursault a été rejeté et cette ambiguïté n’aurait aucun sens s’il n’y avait pas une possibilité pour que Meursault soit gracié.
Je pense donc au final qu’il le sera, dans la logique du livre. C’est-à-dire que de la même manière que son père a vomi lorsqu’il s’est rendu à l’exécution parce qu'il savait ce qu'elle représentait, la crise de colère de Meursault sur l’aumônier a fait de lui un individu aux yeux de ce dernier. Confronté à cette humanité violemment vivante bien qu’entièrement en désaccord avec lui, l’Aumônier devient (pour moi) incapable de ne pas prendre la défense de Meursault.
Je continue dans la logique de ce que j’ai développé plus haut, la peine de mort n’est possible qu’en réduisant au préalable les êtres humains à des objets or l’aumônier vient de se prendre une humanité de plein fouet en plein visage. Il a goûté à un concentré de vie et ça, il ne peut pas le nier. Croyant ou non croyant.
(Page 182) : « Mais, déjà, on m’arrachait l’aumônier des mains et les gardiens me menaçaient. Lui, cependant les a calmés et m’a regardé en silence. Il avait les yeux pleins de larmes. Il s’est détourné et a disparu. »
Je pense que l’aumônier ne peut pas avoir les yeux pleins de larmes sans tenter ensuite de faire gracier Meursault, quel que soit le sens de ces larmes. Si ce que le condamné lui a dit l’a bouleversé suffisamment pour le faire pleurer sans pour autant laisser les gardes le tabasser, c’est qu’il respecte l’opinion qu’il vient d’entendre et ne voudra pas s’imaginer que l’on coupe court à un tel esprit. S’il pleure de se dire qu’un homme si vivant va être assassiné et bien… il va prendre sa défense évidemment. (En plus l'aumônier doit être homo aussi à tous les coups :p)
Et Meursault vivra et pourra à nouveau entendre le rire de Marie, regarder ses belles robes plutôt que ce qu’elles mettent en valeur l'imbécile et je ne sais s’il se tournera vers les hommes ou les femmes puisque son homosexualité faisait partie d’une émancipation qui est terminée à la fin du roman.
Et le pauvre arabe restera mort.