Thought Contagion : Malentendu Tragique (1800 mots)
J’ai été d’abord dégoûté par le dernier clip de Muse, puis agréablement surpris.
A cause de leur précédent clip Dig Down, qui nous montre une femme seule s’attaquer à la patriarchie (Phonétiquement Dig Down = Dick Down) avec sa prothèse phallique mécanisée, j’ai tout d’abord pris Thought Contagion comme une célébration de ce qu’il représentait, c’est-à-dire la trahison du jeune homme blanc hétéro puis sa destruction, c’est seulement après quelques minutes de réflexions que j’ai réalisé qu’il s’agissait bien d’une critique et que la vision du groupe a évolué entre les deux clips (ou que je ne comprends pas bien le sens du clip de Dig Down, ce qui est également bien possible).
Pas de lecture alternative profonde et incroyable ici, je voudrais juste simplement pointer du doigt la belle métaphore rigoureuse que ce clip représente.
Il commence sur notre jeune homme qui joue à une borne d’arcade du jeu Dig Down.
Il s’identifie donc à la jeune femme qui s’émancipe et s’oppose à l’ordre autoritaire qui la maintient asservie. Il dépasse son rôle sexuel et veut voir la femme « libre », ou au moins rebelle, arriver à ses côtés.
Sa copine apparait (c’est lui qui déclenche son existence) et l’attire à l’extérieur. On entrevoit quelques images clichées d’oppression fasciste. Des représentants de l’ordre qui alignent des parias, les identifient, une victime (overdose = mort de rejeter la réalité insupportable), des gadgets technologiques qui donnent le dessus à la police etc…
Notre jeune homme et sa copine rejoignent une belle voiture de sport : le garçon possède les signes mythologiques porteurs de la signification de sa masculinité conforme.
Il assoit la fille sur le capot de la belle voiture phallique, insère une cassette audio et se met à danser devant elle. Rituel de séduction qui fonctionne puisqu’il éveille la libido de la jeune femme qui s’empare d’elle d’une manière bien plus violente que prévu.
Le jeune homme décrit avec émotion l'impact que la jeune femme a sur lui. Elle rit au début, touchée sans prendre la chose au sérieux...
... puis est réellement émue par la beauté des sentiments du jeune homme et est submergée par le désir.
Le désir sexuel prend entièrement possession d'elle (les yeux rouges = miroir de l'âme investie par le désir). Les mains qui servent à faire des caresses deviennent des griffes qui atteignent directement la chair.
Alors qu’il cherchait simplement à plaire à cette fille, et qu’il y avait une honnêteté dans ce qu’il faisait, celle-ci perçoit l’aspect culturel de la séduction comme son élément principal. Le garçon essaye d’exprimer son attirance profonde de manière ritualisée, la fille est attirée par la rituel et non par sa signification. Ou confond les deux, voire, la manière dont elle est attirée par lui, lui donne le sentiment qu’il s’amuse avec elle. Lorsqu’il dégaine sa cassette, elle apparait à l’écran comme remplacement de son excitation sexuelle. Lorsque le jeune homme danse, ils devraient en réalité déjà être tous les deux en train de faire l’amour. Ou alors, elle est simplement dépassée par l'ampleur de cette déclaration... je ne sais pas, mais cette danse installe un malentendu.
Sur la cassette il était écrit « Emotion Day » et le jeune homme dansait seul pour sa copine : il y avait une intimité.
La jeune femme disparait et le garçon prend conscience de l’hostilité du monde qui l’entoure et du désir. Les zombies/parias de la rue le veulent eux aussi.
La jeune femme réapparait, exactement comme lorsqu’elle a surgit derrière lui quand il jouait au jeu vidéo et le mord dans le cou. La morsure dans le cou est évidemment sexuelle mais le fait qu’elle le morde jusqu’au sang signifie que son attirance pour lui, lui est nocive. La chair et le sang, le corps et l’âme. Elle s’attaque à l’essence individuelle de son copain.
La satisfaction de la libido de la jeune femme contient la destruction de celui qui l’attire. Je trouve cette idée géniale (évidemment, elle est vieille comme Dracula mais je suis content de la retrouver dans ce contexte moderne).
Le jeune homme terrifié par la force de cette pulsion sexuelle, se réfugie dans sa virilité = voiture de sport... qui évidemment ne peut rien contre celle pour qui ces symboles existent à la base. Tout symbole de virilité a pour but de se désigner comme attirant pour l'autre sexe, il perd sa fonction une fois que celui-ci laisse sa libido se déchainer.
« You’ve been bitten by someone who’s hungrier than you » « Tu as été mordu par quelqu’un qui a plus faim que toi. » J’adore cette phrase. Ce n’est pas un problème de haine ou d’hostilité, nous avons affaire à une situation qui est devenue totalement hors de contrôle.
L’ordre autoritaire répressif patriarcal vient arrêter cette femme qui commet un crime de non-conformité en exprimant si crument ses désirs sexuels et le jeune homme revient vers elle.
Il ne lui en veut pas, il se demande ce qu’il se passe, pourquoi elle est devenue un monstre et il voudrait certainement l’aider. En gros, il ne la rejette pas et pourrait éventuellement l’accepter telle qu’elle est.
Le jeune homme reconnait Dig Down. Sa copine est maltraitée par le système, il revient vers elle pour l'aider.
Les choses tournent encore plus mal puisqu’elle retourne l’ordre qui la soumettait contre le garçon qui espérait qu’elle parviendrait à lui échapper. Les hommes en masque à gaz et les parias se mettent à danser avec elle.
En réponse à la petite danse du garçon, elle lui offre une chorégraphie grotesque dans laquelle toute la société s’aligne sur ses mouvements, parias (minorités opprimées) et représentant de l’ordre (La Loi, les oppresseurs). Le ça assujettit le surmoi et le moi et les force à se mélanger. L'individu s'effondre.
Lorsque dans Thought Contagion, le jeune homme tapote sur « fire », une touche qui existe sur les bornes d’arcade, son geste signifie ici également son attirance sexuelle pour le personnage féminin du jeu vidéo. Le feu de la passion
Ainsi, sa copine, qui apparait suite à ce geste, incarne la fille qui est convaincue qu’elle sera belle et attirante si elle met la société à ses pieds. Elle ne comprend pas l’aspect idéologique de la position du jeune homme, elle veut lui plaire et elle interprète maladroitement son geste. Sa rébellion devient esthétique, ce n’est qu’une séduction, un désir d’être un partenaire sexuel éligible… puisqu’elle s’est sentie rejetée par sa danse « émotionnelle » qu’elle a cru tourné vers lui-même.
La jeune femme met la société à genoux convaincue que c'est ce que le garçon désire et qu'elle va apparaître...
Après avoir mordu le jeune homme, on la voit caresser une affiche de propagande, elle ne remet pas l’ordre fasciste en question. Elle pense juste qu’en prendre le contrôle la rendra plus sexy aux yeux du garçon qu’elle aime et que laisser sa libido se déchainer ne la rendra que plus attirante également (alors qu’elle effraie le jeune homme qui devient impuissant).
Le clip fait allusion à celui de Thriller de Michael Jackson, dans lequel on pouvait voir deux scènes de séduction qui échouent, l’une dans les années 80, l’autre dans les années 60 je dirais. A chaque fois, le rituel de séduction conforme fait échouer l’échange. Michael prétend (ou non) qu’il tombe en panne pour se ménager un moment avec sa copine, le problème étant qu’il s’entête à dire qu’il ne ment pas, qu’ils sont réellement tombés en panne, suggérant donc inconsciemment qu’il n’est pas attiré par la fille qui elle reste passive mais n’attends que ça.
"Je te promets, on n'a plus d'essence !" Où as-tu vu qu'elle en avait quoi que ce soit à faire Michael ?
De fil en aiguille, l’échec de leur interaction mène Michael a lui demander officiellement si elle voudrait être sa copine et se transforme en monstre dès qu’elle accepte puisqu’en respectant un protocole uniquement symbolique, il a fait de son corps une monstruosité. Si elle l’accepte officiellement en tant que copain sans qu’ils n’aient eu d’échanges corporels quelconques, cela signifie que ça ne compte absolument pas pour elle. Le jeune homme ressent alors sa libido comme monstrueuse. Il faut souligner ici que la fille se rend juste disponible, elle ne prend aucune initiative. Ils ont tous les deux une part de responsabilité dans le malentendu.
Dans les années 80 c’est le film d’horreur plutôt que la panne d’essence. La fille est censée avoir peur pour avoir une excuse pour se blottir contre le garçon qui la protège soi-disant.
Hélas pour Michael, sa copine sort du cinéma. Cette fois, c’est la fille qui rejette le garçon en rejetant le rituel. Michael se transforme donc en créature maléfique pour l’effrayer et la rassurer ensuite. Il se débat avec la structure sociale qu’on leur impose, avec le symbolique ; l’attirance ne peut pas être exprimée en dehors des rôles sociaux. La société s’insère entre eux… alors qu'encore une fois la fille est partante dès le départ et son rejet du film vient de la représentation erronée qu'il donne des rôles sexuels (et de sa libido à elle): Le garçon se transformant en loup-garou qui agresse la fille et suggère donc que la libido masculine peut faire du mal à celle vers qui elle est dirigée.
Dans Thought Contagion. La fille se rebelle donc contre le rituel du jeune homme si inquiet de jouer son rôle et de la séduire comme il faut et de la frustrer, elle en a assez de passer derrière les codes sociaux. Elle ne réalise pas que le jeune homme est juste ignorant de la force de l’attirance qu’elle a pour lui et euh… il est peut-être juste gentiment sentimental. On peut prendre son temps quand même !
Et donc, le drame magnifique c’est que cette jeune femme va donc assujettir la société pour lui plaire. De la même manière que Michael intégrait une dimension sociétale culturelle que la jeune femme rejetait à sa séduction, la fille de Thought Contagion ignore tout (ou presque) de la dimension sociétale des interactions avec son amoureux. Nous venons d’une société où le seul rôle sociétal féminin était de plaire aux hommes, et les hommes s’occupaient de ce qu’il se passait en dehors du couple.
Pour en revenir à Thriller, lorsque Michael réagit par rapport à la panne d'essence, il veut dire à la fille "tu n'es pas juste une fille pour moi." Il veut montrer que leur relation est intime, mais la fille qui n'a pas sa place dans la société se moque de ces dynamiques et attend juste que Michael passe à l'action. Et elle ne voit pas qu'il avait besoin d'être libéré par elle. Qu'elle admette que c'est lui qui lui plait et pas son rôle masculin.
La libido de la jeune femme de Thought Contagion est intégralement tournée vers « plaire à l’homme », elle n’intègre pas d’aspect subversif qui transcenderait la société telle qu’elle est. Sa rébellion ne se tourne que dans la direction de celui qu’elle désire.
Elle conquiert donc la société sans avoir la moindre idée de quoi en faire si ce n’est se rendre plus attirante pour celui qu’elle aime. C’est le sens de cette marche finale vers celui qu’elle a mordu.
Le jeune homme voulait qu’elle trouve sa place dans la société et la modifie, elle lui répond « je suis plus importante que ta société. Regarde ce que j’en fais, » Croyant que cela ne fera que la rendre plus belle à ses yeux. Tragiquement, elle le détruit dans l'opération puisque cette société était une extension aliénée de sa pulsion sexuelle privée d’un partenaire féminin émancipé. Il voulait trouver un équilibre, elle a tout renversé. Elle devient un être ultra-sexuel, il est privé de sa place dans le monde sexué, réduit à la virtualité donc à l'intemporalité, à l'a-corporalité.
Je trouve ça super beau et triste qu’elle fasse tout pour lui plaire, elle reste tournée vers lui tout au long du clip, et provoque sa destruction une main tendue vers lui.
Et au final, le patriarche, celui qui est réellement aux commandes de tout ça, celui qui créait les codes sociaux qui s’inséraient entre la fille et le garçon, sort de sa Lamborghini, prétend retirer ses lunettes de soleil, mais ne les retire pas. Il s’en contrefout totalement. C’est lui qui a le pouvoir.
Évidemment, j’aime le thème de ce clip, mais j’adore aussi son esthétique et pourtant je suis ultra lassé de la nostalgie des années 80 depuis à peu près le moment où elle est apparue. Pourtant, ce clip que je trouvais grotesque moche et ringard à la base, me touche maintenant incroyablement directement. Le rose et bleu saturés, les coiffures, les griffes, les dents, tous ces éléments grossiers qui me semblaient marqués par le manque de subtilité, m’apparaissent maintenant au contraire comme terriblement honnête et beau. Il n’est pas question de réalisme ou de faire bien mais bien d’exprimer quelque chose, ces symboles récupèrent leur dimension primordiale et primitive et finalement, je suis assez ému de me trouver devant ces totems qui me transpercent de leur force.