Dirty Dancing : Johnny, Penny et Billy manipulent Bébé. (2750 mots).
Cela faisait des années que je contemplais l’idée de revoir Dirty Dancing, film que j’ai vu près d’une trentaine de fois, jamais de ma propre initiative. Je ne vais pas pour autant prétendre que je le déteste, j’ai toujours aimé ce film sans trop le prendre au sérieux et certainement pas en me disant que j’avais sous les yeux une grandiose histoire d’amour. Je passais un bon moment à le regarder c’est tout.
D’ailleurs, autant le dire tout de suite, si vous adorez ce film parce que Bébé finit dans les bras du beau Johnny, qu’ensemble ils surmontent les obstacles de l’existence à coup de déhanchements rythmés et que notre héroïne se retrouve bizarrement au centre de tout, adulée, portée par la foule en délire, prête à s’envoler dans un océan d’applaudissements, vous feriez mieux de passer votre chemin, non seulement cet article va vous déplaire mais il risque même de vous tuer votre feel good movie favoris.
C’est mon 19ème indice d’un sous-texte : le narrateur ment. Le narrateur n’est pas nécessairement fiable. Ce qu’il raconte passe obligatoirement par un filtre déformant.
Le spectateur est invité dans l’histoire de Dirty Dancing par une petite introduction de « Bébé »:
« C’était le plein été en 1963. Tout le monde à cette époque m’appelait bébé… et ça m’amusait. C’était avant l’assassinat du président Kennedy. Avant l’avènement des Beatles. J’étais une femme du mouvement pour la paix. Et mon père était le plus formidable du monde. Nous allions passer les vacances à la pension Kellermann. »
Assez étrangement, cette voix off ne réapparaîtra plus par la suite, pas même pour conclure le film. Elle nous indique un certain nombre de choses :
Tout d’abord, il y a le fait que lorsqu’elle introduit l’histoire, Bébé en connait la conclusion. Elle ne nous dit pas pour autant « c’est cette année-là que j’ai rencontré l’homme de ma vie. » Elle ne fait aucune allusion aux événements qui vont nous être rapportés, elle suggère juste que son séjour à la pension Kellermann va bouleverser son existence. Elle ne nous dit pas si elle est restée avec Johnny et de toute façon rien ne le laisse penser. Alors bien sûr, l’histoire racontée n’est pas celle d’un amour parfait mais plutôt celle d’un amour interdit. Bébé ne trouve pas l’homme avec qui elle voudrait faire sa vie, l’homme dont elle a toujours rêvé, mais plutôt un homme dont la position sociale et le tempérament représente pour elle la possibilité de se sentir vivre, de se sentir libre et de se rebeller contre son père.
Le happy end final très tarte, avec le « on ne laisse pas bébé dans un coin » et les danseurs délurés qui envahissent la salle et se mettent tous à improviser une chorégraphie qu’ils connaissent tous, ce happy end donc, qui est souvent critiqué pour sa niaiserie, est peut-être extrêmement niais simplement parce qu’il ne se produit que dans l’esprit de bébé. Rappelez-vous, c’est Frédérique qui raconte et il n’est pas difficile de deviner le genre de modification qu’elle pourrait vouloir apporter à l’histoire.
On peut facilement imaginer que si son aventure s’est terminée dans la tristesse et l’amertume, Frédérique n’a pas besoin de beaucoup réfléchir pour corriger les choses. Elle avait raté la portée lors du spectacle à l’hôtel Sheldrake, la scène se clôt sur cette figure précise réalisée devant tous les pensionnaires du Kellermann’s, devant les danseurs et devant sa famille. Tout le monde est le témoin de sa performance. Je ne pense pas qu’il soit ici question d’orgueil, je pense que Frédérique souffre beaucoup et qu’elle aurait aimé qu’on lui reconnaisse une valeur durant ces vacances.
Cependant si l’on peut aisément remettre en question la véracité de ce happy end, il y a immédiatement une réplique ringarde de Johnny dont on peut encore plus aisément douter de l’existence : « On ne laisse pas bébé dans un coin. » Si cette leçon de Johnny à Jake est si ridicule c’est peut-être parce que c’est également Frédérique qui l’imagine. En réalité, la pauvre jeune femme est probablement bel et bien restée « dans un coin » toute la soirée et c’est la raison pour laquelle elle fantasme encore que Johnny soit réapparut pour prouver au monde qu’elle était une fille formidable. D’ailleurs, Johnny est-il revenu ? On peut également en douter. Il a été viré, lui et bébé se sont disputés, se sont fait des adieux et la scène finale apparait comme un rebondissement, une surprise sans laquelle toute cette histoire ne serait qu’un drame.
Si je voulais reregarder Dirty Dancing c’est parce que je me souvenais d’une intrigante coïncidence suspecte : C’est au final, et après moult rebondissement, le père de bébé qui va pratiquer l’avortement de Penny, l’amie de Johnny. Je me rappelais également que les deux danseurs semblaient extrêmement proches et que le fait qu’ils ne soient pas ensemble ou au moins qu’ils ne couchent pas ensembles paraissait peu probable.
Je soupçonnais donc quatre mensonges faciles à concevoir :
1-Johnny et Penny coucheraient en réalité ensemble.
2-Johnny serait le véritable responsable de la grossesse.
3-Robbie serait donc un bouc émissaire du fait qu’il se tape toutes les filles qu’il peut sans se poser de question et qu'il est très très antipathique.
4-L’histoire du recrutement urgent de bébé pour remplacer Penny serait un mensonge mis en place pour l’amener à aller chercher son père au milieu de la nuit pour qu’il pratique l’avortement.
En revoyant le film, je me suis trouvé pris de court car je dus bien admettre que ces idées ne fonctionnaient pas. Johnny est convaincant lorsqu’il affirme ne pas être le père ainsi que dans son comportement. Aussi, bien qu’ils montrent une forte alchimie lorsqu’ils dansent, Penny et lui n’ont réellement pas l’air d’être en couple. Penny est clairement amoureuse de Johnny mais lui ne semble pas intéressé. De même que si le recrutement de Bébé était une manipulation, il y en aurait des indices, or là, tout se passe réellement innocemment et Frédérique prend énormément d’initiative dans l’affaire. Je suis resté désorienté quelques temps par tout cela, jusqu’à ce que je remarque l’élément avec lequel je commence cet article : Tout est raconté par Frédérique.
Ainsi, les indices les plus manifestes de la vérité triste de l’histoire que raconte Dirty Dancing sont passés sous silence par la narratrice voire, ils lui ont échappé. La manipulation ne peut donc qu’être devinée en creux et pas directement constatée.
On peut comprendre dans la scène d’ouverture la manière dont le film insère les informations nécessaires à la compréhension de son secret. Le propriétaire de l’hôtel, Max Kellermann, vient accueillir la famille Houseman accompagné de Billy, cousin de Johnny, pour aider à décharger les bagages de la voiture. Celui-ci semble soudainement absolument fasciné par la beauté de la sœur de Bébé, Lisa, au point que Max Kellermann devra l’interpeler pour le ramener sur terre. Pourtant, assez étrangement, Billy ne tentera pas sa chance avec Lisa mais avec Bébé. Notre héroïne chanceuse rejettera ses avances et Billy ne se tournera toujours pas vers Lisa qui terminera avec Robbie, le pire du pire. L’écriture du film met bien en place ces éléments. Lisa veut à tout prix faire l’amour cet été là, Billy la fixe comme s’il s’imaginait en train de la prendre sur le capot de la voiture et enfin, Robbie est défini comme le mec que les filles vont voire lorsqu’elles sont désespérées et veulent juste s’envoyer en l’air.
Il y a une incohérence : si la beauté de Lisa avait tellement frappé Billy, il serait revenu vers elle et elle n’aurait pas eu à se tourner vers Robbie. Si Lisa s’est trouvée réduite à se tourner vers le serveur pervers et subir une humiliation violente, c’est parce que Billy n’était pas réellement attiré par elle.
Mais pourquoi l’admire-t-il ainsi au début du film dans ce cas ? Il ne l’admire pas, c’est Bébé qui nous représente la scène de cette manière alors que les choses se sont passées différemment, et l’écriture nous donne les moyens de comprendre comment, sinon le film n’aurait pas de sens. Au moment même où Billy fixe Lisa avec tant d’intensité, Max Kellermann est en train d’expliquer que son ami Jake Houseman est docteur. Si Bébé a vu Billy se figer à ce moment-là, c’est parce que l’information a perdu le jeune homme dans une réflexion intense sur la manière dont Johnny et Penny pourraient tirer profit de celle-ci. Billy est en train de se demander comment ils pourraient tous les trois pousser ce médecin à pratiquer l’avortement. L’instant d’après, il flirte avec Bébé.
Je tiens à rappeler ici que je suis en train de parler d'un film, d'une scène écrite, parce que j'ai souvent l'impression que les gens n'imaginent pas qu'une co-incidence dans un film est bien plus significative que dans la réalité.
L’idée de base est probablement d’appâter Bébé en lui faisant miroiter la possibilité d’une relation amoureuse, de se lier d’amitié avec elle et de lui exposer le problème de la grossesse de Penny lorsqu’elle sera en position de vouloir le plus aider ses nouveaux ses amis, c’est-à-dire lorsqu’elle croira qu’un flirt avec Johnny est possible.
On peut voir les ficelles de la manipulation être installées une à une. Penny « flirte » avec le docteur lors d’un de ses courts de dance pour qu’il ait une opinion positive d’elle et soit plus enclin à l’aider lorsque le moment se présentera.
Penny et Johnny font une démonstration de dance ahurissante devant Bébé et parviennent à faire naître une envie monstrueuse en elle. Ils forcent tellement la chose que Max Kellermann leur ordonne de calmer le jeu avec sévérité.
Bébé traîne dehors la nuit et interpelle Billy qui a probablement volé des pastèques et les amènent dans le baraquement de Johnny où a lieu une fête. C’est elle qui prend l’initiative, cependant leur échange tourne court quand Billy se moque de sa danse avec Neil Kellermann. Bébé lui rend sa pastèque et s’éloigne, il la rappelle et prouve ainsi son désir réel de la voir le suivre. Ici, on voit Billy « conditionner » Bébé à percevoir le monde des danseurs comme une élite dont l’accès n’est pas donné à n’importe qui :
« Retourne, là-bas. […] C’est pas pour les clients. Retourne avec tes vieux t’as pas le droit d’être ici. Retourne chez les guignols. »
La manière dont Billy présente la situation est entièrement mensongère. Bébé n’a aucune raison de retourner « là-bas » s’il elle veut aller se balader « là-haut ». Le baraquement de Johnny est évidemment un lieu privé dans lequel elle n’a pas le droit d’entrer sans y être invitée mais aucune interdiction ne régule les déplacements des clients. Et justement, le « c’est pas pour les clients » ne veut également rien dire, ni le « tu n’as pas le droit d’être ici », ces déclarations contrebalancées par la dépréciation de son statut de cliente et de fille. Discours parfait pour la rendre plus curieuse et désireuse de découvrir ce que cache la maison de Johnny. Billy aurait pu dire « C’est une petit fête chez mon cousin, tu l’as vu danser ce soir. Tu veux venir ? » mais cela aurait ôté les sentiments de mystère, d’interdit, de rébellion vis-à-vis de son petit papa qui séduisent tant Bébé.
Lorsqu’elle arrive à la fête, Johnny inflige un reproche silencieux à Billy de l’avoir invitée confirmant le fait que l’endroit n’est réservé qu’à une élite. Il invite ensuite Bébé à danser, l’initiant à ses règles. Est-elle digne d’être en ce lieu ?
D’abord extrêmement gauche à un point ridicule, elle va se montrer terriblement prompt à apprendre, ce qui n’empêchera pas Johnny de la planter là de manière humiliante à la fin de la chanson. Il pousse Bébé à vouloir plus encore prouver sa valeur, à se prouver « capable » et utile ou indispensable.
Le piège que la vie va leur tendre à tous, c’est que « Bébé », Frédérique, veut réellement prouver sa valeur à elle et pas aller chercher papa à la rescousse. Penny, Johnny et Billy espèrent que Frédérique va parler du problème à son père et qu’ils pourront organiser un avortement en secret, pas qu'elle va aller demander le fric à son père.
Les choses ne se passent pas comme prévu et nos trois lascars, qui ont tout de même une conscience j’ai l’impression, vont devoir inventer une nouvelle entourloupe : l’histoire du « quelqu’un » qui ne peut venir que le jeudi soir, soir auquel Johnny et Penny doivent danser ensemble à l’hôtel Sheldrake. Mais oh malheur ! Personne ne peut remplacer Penny. Les filles travaillent toutes, ne sont pas assez bonnes, n’ont pas le temps d’apprendre les pas etc… etc… Alors soudainement la meilleure solution devient d’enrôler Bébé… qui ne connait rien de rien à la danse. Bien sûr, on ne demande qu’à offrir notre suspension d’incrédulité à cette belle histoire, le problème c’est qu’au bout du compte, lorsque l’on regarde la performance que Johnny et Bébé donnent à l’hôtel Sheldrake, celle-ci n’a rien d’extraordinaire et il est peu probable qu’une des danseuses qui improvisent la chorégraphie finale n’aient pas déjà eu le niveau requis pour remplacer Penny.
Il est également aisé de deviner une manipulation dans la scène durant laquelle nos trois larons exposent le problème dans son intégralité devant la jeune fille tout en prétendant vouloir la garder en dehors du secret.
"Il ne faut rien dire à personne !!!" "Rien dire sur quoi ?" "Sur le fait que je suis enceinte de Robbie et que je veux avorter jeudi soir mais qu'on a un show au Sheldrake... Oh Bébé tu étais là !?!" C'est ridicule et en même temps, cela problématise magnifiquement la tristesse existentielle de la vie de Bébé. Elle est invisible et la seule manière d'exister c'est de gérer ce problème, de prouver qu'elle était là.
Le plan est donc d’impliquer Bébé à fond dans l’affaire, de lui donner un rôle gratifiant et important afin qu’elle ne se sente pas rabaissée de devoir, au final, faire appel à papa pour sauver la situation. Il n’y a pas de « quelqu’un » pour pratiquer l’avortement, Penny… comment dire ? Penny tue le fœtus en insérant quelque chose dans son vagin. Voilà. Et Jake Houseman, le père de Bébé, passe derrière pour nettoyer. Ce qui est tout de même une représentation incroyable de l’avortement. Séparer la mise à mort de l’extraction du fœtus. Ça ne me parait pas trop en faveur de l’opération tout ça.
La narration est dupe de cette manipulation, Bébé ne veut pas voir qu’elle a été utilisée ni que c’était probablement lui le père de l’enfant. Surtout que Johnny développe réellement des sentiments pour elle. C’est plutôt elle qui n’en a jamais vraiment pour lui. Elle cherche juste à être reconnue comme étant une femme légitime.
En effet, un des autres secrets de la narration c’est que Bébé est fort probablement laide. L’actrice est très jolie mais « sa sœur » est la jolie fille des deux. Penny est sublime. La mère de Lisa et Frédérique est très belle. Bébé a un nez imparfait, elle est plus commune. Lorsque Max Kellermann demande à ses serveurs de courtiser toutes les filles sans aller trop loin, il souligne : « même les moches. » (« Even the dogs ») Bizarrement, la VF prend des libertés et a enlevé cette ligne. Mais dans les deux versions, l’idée est que Bébé surprend ce briefing et comprend donc que si un des employés flirte avec elle, ça ne sera que pour son job, cela ne lui apprendra rien sur son pouvoir de séduction. C’est là qu’apparait Johnny, accusé d’être un coureur de jupon mais à qui on ne demande pas de flirter avec les filles des clients. Bébé décide alors de jeter son dévolu sur lui, parce qu’elle veut se sentir attirante, parce qu’elle veut se sentir une femme.
Et finalement, la transformation de l’histoire la plus triste est probablement, comme je le disais plus haut, le happy-end niais. « On ne laisse pas Bébé dans un coin » n’est sans doute pas arrivé. Johnny n’est jamais revenu, Bébé est restée au coin, punie et ignorée par son père qui ne l’a jamais pardonnée. Il n’y a pas eu de chorégraphie finale improvisée par une vingtaine de danseurs, ni de « tu es magnifique sur scène. » Son père ne l’a jamais reconnue.
Surtout qu’à la base, cette conclusion reste ambigüe. Johnny a perdu son job, le récupère-t-il ? Bébé et lui sont-ils amoureux ou non ? L’interprétation la plus évidente du film reste étrange, les danseurs dévergondés envahissent l’hôtel Kellermann, et quoi ? Ça devient une boîte de nuit ? Le club de vacances familial devient un lieu de débauche, échangisme et orgies ? On devrait croire que les deux mondes se rejoignent pour en former un nouveau ce qui est tout bonnement ridicule. Il n’est pas uniquement question de mœurs, de morale et de statut social, il y a le simple fait qu’il est approprié de réserver un lieu pour la vie de famille et un autre pour les jeunes gens entre eux.
Le film contient bien d’autres secrets dissimulés par la narration mais je vais m’arrêter là. L’idée ici n’était que de souligner quelques une des déformations induites par la narration de Frédérique Housemann et la subtilité d’un film considéré comme plutôt simple voire superficiel par ses fans autant que par ses détracteurs.
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