Glycéride (Junji Ito): L'Absence maternelle (1100 mots)
J’ai publié, il y a quelques temps, un article sur un chapitre de Tomié de Junji Ito, j’avais en tête d’approfondir les analyses puisqu’en fait mon idée était d’offrir une interprétation liée à Tomié, Gyo et Spiral. Dans chacun de ces livres le mal qui afflige les gens est relativement clairement métaphorique et les œuvres sont un réel plaisir à interpréter. Hélas, Tomié m’a vaincu lors de la rédaction de mon deuxième article : je ne parviens pas à correctement faire ressurgir le sens des histoires. J’y reviendrai probablement.
En attendant, je viens de lire l’histoire courte « Lipidémie » du même auteur et dont le sens métaphorique est facilement décelable.
Grease (en anglais) nous raconte l’horrible histoire d’une famille de trois. L’héroïne Yui, son frère Goro et leur père qui tient un restaurant de friture au-dessus duquel ils habitent.
Dans la VF, Yui décrit « il s’occupait seul de nous » alors qu’en anglais on a : « Mum had long since gone. » (Maman était partie depuis longtemps.) Dans tous les cas, la mère est absente et l’histoire peut facilement se lire comme une métaphore des conséquences de l’absence maternelle.
Sur la première page, Yui construit une opposition entre un belvédère duquel elle aime admirer le mon Fuji et sa maison.
La maison est une ombre sur la beauté. Sa présence est menaçante, opaque, traitre.
A cause du restaurant au rez-de-chaussée, l’intérieur est constamment recouvert de graisse. Mais pas seulement. Cette omniprésence de la graisse est également expliquée par l’absence de la mère qui s'occupait du nettoyage. Le père étant trop occupé par son travail, il n’a pas le temps de nettoyer l’appartement et les enfants se sont avoués vaincus face à l’éternel retour de la graisse.
Le père lui-même est décrit comme un personnage « huileux. » Il sent la graisse, il transpire la graisse. Il est facile de le percevoir comme étant malveillant mais je pense que les dynamiques sont plus complexes. Evidemment, il va tuer son fils, le donner à manger aux clients de son restaurant, gaver sa fille de graisse pendant son sommeil et finalement se trancher la jambe peut-être pour la faire manger à ses clients. Difficile de le percevoir comme un saint. Cependant, comme souvent chez Junji Ito, les personnages sont proches de n’être que des esclaves de leurs pulsions et la morale ne prend que peu de place.
La graisse est donc associée à la mère mais également au père.
On associe plus facilement les femmes à la graisse que les hommes. Les seins sont fait de graisses. Les formes rondes féminines sont de la graisse. Les femmes passent par une période qu’on appelle « la grossesse » durant laquelle elles grossissent parce qu’elles portent un enfant qu’elles doivent nourrir. Lorsque l’on se sent triste, on mange et on prend du poids. L’obésité vient souvent d’une détresse affective et d’un besoin de combler un manque, un désir de retourner au stade utérin dans lequel tous nos désirs étaient satisfaits avec une immédiateté qui empêchait même de prendre conscience de leur existence et de celle d'un monde extérieur à nous. Une vie réduite à l'activité de consommation, sans besoin.
La graisse qui apparait dans la maison en résultat de l’absence de la mère est une manière de décrire les dynamiques conscientes et inconscientes des personnages en lien avec leur manque. Cette graisse est une forme de réconfort maternelle transformé par le médium paternel. La mère fournissait une chaleur psychologique, le père n’a que la graisse de son restaurant et le toit de sa maison à offrir comme substitut. Spirituel vs matériel.
Yui n’a pas besoin de la graisse parce qu’elle est une femme. Elle sent la présence de sa mère en elle. Son lien avec elle, c’est son lien avec la nature, avec le mont Fuji. La maison la dégoûte pour cette raison.
Par contre, son frère souffre de l’absence maternelle. Il ne parvient pas à construire le tabou de l’inceste : Il se gave d’huile en cachette et passe son temps à martyriser sa sœur.
A la puberté, il devient couvert de boutons. Normalement causé par le chamboulement hormonal, son acné est ici aggravée par la saleté de l’air dans la maison. Cependant, cette acné monstrueuse peut également être perçue comme un moyen de suggérer une libido monstrueuse. Elle est due à la graisse, à l’absence de la mère, à l’incapacité de construire le tabou incestueux. Goro est attiré par sa sœur et ne parvient plus à se contrôler.
A l'école, on l'humilie régulièrement à cause de cette acnée. Il retournera sa fureur contre Yui puis contre son père qui ne parviendra pas à réaffirmer son autorité. Goro se retrouve donc bloqué dans le rôle symbolique de "l'homme de la maison." Position qui compromet plus encore la construction du tabou incestueux.
Il demande à Yui de changer sa couverture parce qu’elle est complètement trempée. Pourtant, on ne le voit pas se plaindre de la présence de la graisse dans leur vie quotidienne auparavant. La couverture serait-elle tâchée de sperme ?
Est-il désorienté au point de ne pas faire la différence ? Métaphoriquement, cela fonctionne. Il ne parvient pas à se structurer psychologiquement. Son amour pour les femmes est le même que pour sa mère et que pour sa sœur. Il va utiliser la graisse de ses boutons pour « gicler » sur Yui.
Le grand-frère tente d’abuser de sa sœur sexuellement. Le père intervient et le tue involontairement d’un coup de poêle à frire.
C’est ensuite au tour de Yui d’atteindre la puberté. Elle aussi développe une acné importante, moins que son frère cependant. Le Mont Fuji lui apparaît en rêve, il y entre en éruption et déverse de la graisse sur la ville. Yui est emportée par une rivière de lipides.
Métaphore de son éveil sexuel, avec cette crainte très féminine d’être emportée par sa libido, de voir son individualité noyée par celle-ci.
Le volcan déverse habituellement de la lave, là, c’est de la graisse, le lien avec la mère.
La dynamique familiale glisse alors vers une autre perversion, l’inceste paternel. En tentant de combler l’absence de la mère, le père se retrouve à prendre une place inappropriée auprès de sa fille. Il la gave de graisse pendant son sommeil.
Yui l’accuse de lui faire comme à son frère Goro. Elle en conclut que c’est le père qui a commencé par gaver le frère, mais rien ne confirme cette idée. Le père s’exclame d’ailleurs « ah oui, c’est lui qui aimait ça, pas toi. » Il a perdu contact avec la réalité depuis un moment.
Finalement, le rejet entêté de Yui le pousse à se trancher une jambe, à s’automutiler. La jeune fille le découvre dans la cuisine du restaurant.
De la blessure s’écoule de la graisse : l’homme ne s’est jamais remis du départ/de la mort de sa femme. Il n’est plus constitué que par cette souffrance due à l’absence de son épouse.