Un autre niveau de remise en question.
SPOILERG. Il n'y a qu'un seul personnage à l'écran. Pourtant on n'en voit deux. Nous acceptons régulièrement que les films nous dépeignent une réalité qui sera ensuite contredite. (Spoiler alternatif : il y a en fait deux personnages à l'écran)
Ma récente conclusion sur le film Esther m’a fait passer un cap dans l’interprétation auquel je n’avais jamais voulu me frotter. Il est assez simple à décrire si on le compare aux romans.
On peut aisément remettre en question la narration d’un roman écrit à la première personne. On peut se dire que le narrateur ment au lecteur, qu’il déforme, qu’il est fou ou qu’il se trompe simplement. Jusqu’à présent, j’avais déplacé cette approche sur les films qui mettent en avant un narrateur, un point de vue à la première personne, au travers d’une voix off.
Le Fight Club en a une, très présente, Dirty Dancing, Spider-Man, Kill Bill etc.… la voix off explicite le fait que le film n’est qu’un point de vue. D’ailleurs, par extension, toute histoire rapportée à l’intérieur de l’univers du film est elle-même sujette à remise en question. Cette construction est extrêmement fréquente dans les thrillers, films d’horreur, de zombies, perdu dans le feu de l’action, des personnages en retrouvent un autre qui raconte « ce qu’il s’est passé » et qui ne s’avère être en réalité que sa version des faits.
Nous sommes habitués à l’invasion des faits par la perception des personnages dans beaucoup de cas récurrents. Par exemple, dans The Shining, on considère que la dimension fantastique repose sur la folie de Jack Torrence… enfin, c’est plus compliqué puisqu’on accepte les pouvoirs de son fils. Le film a donc ce joli dédoublement de point de vue, perception folle d’un côté, pouvoirs fantastiques de l’autre.
On accepte du dédoublement de personnalité schizophrène et de la folie elle-même qu’ils envahissent le réel du film. Attention spoilers : Les personnages dont on apprend qu’ils n’existaient pas dans Fight Club, Fall ou Adrift.
Il y a également la fantasme d’un personnage principal qui s’approche de la mort, Grease, L’Echelle de Jacob, Total Recall (?).
Nous acceptons déjà volontiers la déformation du réel par la psyché aliénée, malade, mourante d’un personnage principal.
Le cap que m’a fait passer Esther, c’est celui de la déformation quasi totale et pratiquement invisible, sans révélation ou indication finale.
C’est-à-dire que l’interprétation d’Esther la plus probable pour moi, aujourd’hui, est qu’Esther n’est absolument pas malade. Ce n’est pas une jeune femme de 33 ans qui souffre d’une maladie qui lui donne un physique d’enfant. C’est réellement une petite fille.
Cela soulève énormément de problème quant à ce qu’il se passe dans le film, évidemment. J’en suis parfaitement conscient. Nous voyons Esther faire ses sales coups d’innombrables fois. Comment expliquer la scène de l'hopital sans qu'Esther soit coupable ? Le meurtre de soeur Abigail ? Le meurtre de John ?
Mon point de vue est que le film épouse entièrement l’idée de « première personne. » C’est-à-dire que ce que nous voyons à l’écran est le point de vue, voire le compte rendu, de Katherine Coleman.
C’est assez simple, le film se regarde comme s’il commençait sur une scène de déposition : « Racontez-nous les faits madame Coleman. » Sauf qu’il n’y a pas d’élément explicite nous signifiant que tout n’est que le point de vue de Kate… ce dont je suis pourtant convaincu à ce stade. Je rappelle qu'à la fin d'Esther, il ne reste que Kate et sa fille, qu'elle a déjà tenté d'assassiner, pour témoigner des événements du film.
C’est probablement parce que j’ai regardé Destination Finale pour la première fois en parallèle de mon analyse d’Esther que j’ai accepté de passer ce cap. En effet, Destination Finale introduit des éléments autour des accidents aléatoires qui laissent penser qu’il pourrait y avoir une explication non fantastique à la folie dont les spectateurs sont pourtant témoins à l’écran.
Je me retrouve à accepter qu’il est donc parfois légitime de simplement ne pas prendre pour argent comptant même ce que l’on voit se dérouler à l’écran, à partir du moment où l’on a une raison de le remettre en question. Cela me déplaît un peu parce que je n’aime pas cette possibilité de tout remettre en question. C’est pour cette raison que les histoires de Science-fiction me posent problème puisque toute lecture devient rapidement défendable. Par exemple dans The Avengers ou Star Wars, avec du voyage dans le temps, des super-pouvoirs, des clones, des hologrammes, etc etc etc.… au final, quelle théorie est indéfendable ?
Mais hélas, je crois que lorsque le film adopte le point de vue d’un personnage et que celui-ci se trouve dans un instant de grande tension psychologique, on peut soulever la question de la justesse de sa perception du réel.
C’est-à-dire qu’on peut virtuellement tout le temps remettre en question ce qu’on voit à l’écran puisque s’il y a une histoire c’est qu’un personnage va se trouver à un moment de sa vie qui sera particulièrement intense psychologiquement.
Spoiler. Dans Adrift, on apprend à la fin du film que Tami n’a jamais retrouvé Richard, qu’il a immédiatement été emporté au fond de l’océan lorsque le bateau s’est renversé et que la jeune femme a juste imaginé sa présence pour survivre.
Quel film n’expose pas son personnage principal à une épreuve aussi psychologiquement difficile ? Par définition, tout film nous raconte le moment crucial d’une existence et, parce qu’il y a donc nécessairement des dynamiques et tensions importantes, on pourra toujours soulever la question de la possibilité que le personnage principal perde pied psychologiquement et que le réel soit déformé par sa détresse.
J’imagine cependant que les films qui contiennent de telles altérations ne se permettent pas de les intégrer gratuitement mais que celles-ci font toujours partie de la problématique. Dans Esther, la question de la santé mentale de Katherine Coleman est perpétuellement soulevée. En concluant que Kate est effectivement devenue folle, je ne fais que suivre une voix tracée par le film.
Et donc, à la schizophrénie, aux hallucinations provoquées, aux mensonges, aux compte-rendus déformés, aux intrigues fantasmées etc... j’ajouterai la simple altération explicable de la perception du réel d’un personnage comme raison de remettre en question ce que l’on voit à l'écran.
Ajout : Et plus j'y réfléchis, plus cela me pose problème en fait. Je donne un exemple. Cette découverte du degré auquel on peut remettre en question les éléments d'un film rend possible qu'Holly Gennaro soit avec les terroristes dans Die Hard. Evidemment, elle ne peut pas l'être puisqu'on voit à l'écran qu'elle ne l'est pas. Oui, mais l'histoire s'articule autour du point de vue de John McLane, ce que l'on voit d'Holly est ce qu'il a été rapporté a postériori en quelque sorte.
Je ne me réjouis pas de cette possibilité. Hélas, cela rend le film plus cohérent. Holly se moque totalement d'Harry Ellis, l'histoire de la montre et la tromperie suggérée ne sert qu'à pousser John à bout. Pourquoi ? Pour qu'il s'oppose aux terroristes. Pourquoi ? Pour que le FBI ait une excuse pour couper les cables qui ouvrent le coffre.
F.B.I. qui est de mèche. Les fameux agents "Johnson et Johnson" débilent qui ouvrent le feu sur John.
Et c'est quoi ce retour final délirant de Karl Vreski ? Une hallucination collective ?
Ah Jack, petit Jack, as-tu existé ? Rose l'invente probablement par culpabilité. Cependant, Titanic est explicitement une histoire rapportée. Simplement, je me rends compte que cela ne fait pas de différence. Virtuellement tous les films sont donc à prendre ainsi... à moins qu'un élément qui indiquerait un point de vue à la première personne m'échapperait. Je verrai comment mon intuition évolue.
Bref. Je ne sais pas si je vais célébrer cette découverte. Elle est logique mais si l'on peut pratiquement tout remettre en question alors les interprétations les plus alambiquées deviennent justifiables.
Et pourtant, je ne peux pas résister à la cohérence que cela apporte à la franchise Die Hard qui, si on la prend littéralement, marche sur trois pattes. Pourquoi les membres de la famille de John sont-ils toujours impliqués ? Pourquoi John se trouve-t-il toujours au mauvais endroit au mauvais moment ? Parce qu'il y a un élément supplémentaire secret qui explique tout ça. Pauvre John McLane, le dindon de la farce.