Batman: C'Est Joker le gentil. (2900 mots)
Si la trilogie de Nolan a su apporter quelques éléments intéressants à l’univers de Batman et nous offrir quelques grands moments, il faut bien avouer qu’elle est vraiment médiocre. Oui, je sais, je risque ma vie en osant prononcer ces mots impardonnables. Je vais donc me corriger en admettant que la performance de Heath Ledger en Joker est BANALE. Oups ! Sérieusement, y a-t-il plus simple à jouer qu’un tel rôle ? Attention, je ne dis pas que ça n’est pas agréable à regarder, ou qu’il y ait le moindre problème avec la performance de Heath Ledger. J’aime beaucoup le Joker de The Dark Knight mais simplement, je suis un peu las de voir portés aux nues trois films nases dont les lacunes phénoménales ont su passer inaperçues par je ne sais quel miracle. Surtout « Rises » évidemment qui est un torchon incroyable. (Edit 2019: Je ne parlerais plus de la trilogie de Nolan comme ça aujourd'hui. Je ne la trouve pas très réussie mais elle reste très honnête et contient beaucoup de bonnes choses. Je pense que c'est surtout le fanatisme débridé qui m'agaçait.)
C’est face à cette dernière crasse, qui mérite son article sur Nanarland tant le film est drôle si on n’essaye pas de le prendre au premier degré et qu’on a pas payé 10 euros pour le voir, que l’envie de me replonger dans un bon Batman m’est revenue.
L’énorme succès de « The Dark Knight » peut être interprété de nombreuses façons. La popularité du Joker en est une. Le film a beaucoup de qualités évidemment (edit: oui, j'ai changé d'avis à la cinquième vision du film, il est cool en fait), mais personne n’osera dire que le Joker n’est pas le meilleur méchant et qu’un duel entre lui et Batman n’est pas cent fois plus enthousiasmant que… que plein d’autres choses.
Il y a entre les deux personnages une sorte d’intimité étrange, comme un lien de parenté que l’on sent mais que l’on ne saurait parler. Lorsque Batman combat ses autres ennemis on a plus facilement le sentiment qu’il fait son travail de superhéros. Avec le Joker, cela semble toujours plus personnel, plus profond, plus passionné et plus difficile pour notre héros masqué.
Et pour cause, le Joker c’est lui.
Ah zut. Je me suis emporté et j’ai balancé ma conclusion dès le départ.
I – Il est un peu méchant le Batman quand même.
Il y a dans la première apparition de Batman dans ce film, une troublante ressemblance avec l’attaque de ses parents que l’on ne voit que plus tard. Un père, une mère, un enfant qui s’égarent dans une ruelle sombre de Gotham City, deux types qui leur font les poches et un pistolet prêt à faire des ravages.
Il est facile de prendre cette scène comme étant une représentation du quotidien de Batman, comme une intervention qu’il a déjà effectué cent fois. Pourtant quand les deux agresseurs, après leur larcin, parlent de l’homme chauve-souris sur le toit de l’immeuble, ils ne parlent que de cinq interventions de celui-ci ; Le policier de la scène suivante de huit. Batman est tout neuf. Un autre élément intrigue, les deux voleurs parlent de morts, d’un homme jeté d’un toit qui s’est écrasé sur le trottoir.
La première intervention de notre héros ressemble plus à celle d’un homme qui cherche éternellement à venger la mort de ses parents qu’à celle d’un homme qui voudrait redresser les torts de la société. Mais le lien ne peut être fait que beaucoup plus tard, presque à la fin du film quand Bruce Wayne retrouve le journal annonçant l’assassinat de ses parents et repense au drame.
Cet étrange écho des deux scènes n’est pas le seul élément qui soulève quelques doutes quant à la santé mentale du vengeur masqué. Lors de leur face-à-face final, le Joker rappelle à Batman que c’est lui qui l’a créé. Le héros ne cherche pas à le contredire. Il ne semble y avoir aucune ambiguïté entre eux deux sur le fait que Batman a volontairement lâché le Joker dans la cuve de produit toxique alors qu’au moment de la scène, il est difficile d’être sûr. Il semblerait donc que Batman cherche d’abord à retenir le Joker pour ensuite décider de le laisser tomber. Il y a un choix délibéré de tuer Jack Napier ou de créer le Joker.
Il est important de noter que la police voulait clairement arrêter Napier, sans doute parce qu’il leur aurait permis d’obtenir des charges contre un criminel plus important, Carl Grissom. En tuant Jack, Batman n’est pas du côté de la justice, il ne pense pas à l’intérêt commun. Il le fait pour lui.
De la même manière, il annonce au Joker qu’il va le tuer dès le début de leur dernière confrontation. Il n’est jamais question de légitime défense. Sans le coup de théâtre final, le Joker qui fait basculer Batman et Vicky de la tour alors qu’on croyait qu’il était lui-même tombé, la bagarre ressemblerait plus à une mise à mort implacable:
Batman fait traverser les mûrs aux Joker.
Impuissant le criminel s’écrase le poing sur l’armure de son adversaire qui vient littéralement de lui faire cracher ses dents. L’humour du Joker allège la violence de la scène mais le message est clair. Il est même limpide lorsque le tueur psychopathe enfile une paire de lunettes et s’exclame « vous ne frapperiez pas un homme qui porte des lunettes ! » avant que Batman ne lui enchaîne un autre coup de poing destiné à le tuer. Il n’y a pas de combat, juste un homme en tuant un autre alors qu’il peut le neutraliser autant qu’il le veut.
Même si dès le départ, le public se doute que Joker mordra la poussière tôt ou tard, l’acharnement de Batman à vouloir le tuer intrigue.
II – Bruce Wayne orphelin milliardaire
Il y a dans le statut d’orphelin riche de Bruce Wayne un questionnement implicite sur le rôle de l’argent dans l’éducation ou l’épanouissement psychologique. Evidemment, nous pouvons tous répondre en cœur que sans amour, la vie est invivable. L’amour d’Alfred est certainement ce qui a maintenu Bruce Wayne en vie. Mais à part son vieux majordome, l’on voit que Bruce Wayne n’est proche de personne. Il y a beaucoup de monde dans sa maison, mais, du film, on ne lui trouve aucun ami. Lorsqu’il invite Vicky Vale, il la fait manger dans une grande pièce vide, sur une table gigantesque. Il a clairement des problèmes à exister, à imprimer sa présence dans l’espace. Lorsqu’il voit que la jeune femme n’est pas à son aise, il la présente à Alfred qui lui permet de montrer qu’il sait être chaleureux et humain.
Il est assez évident que Bruce Wayne est resté traumatisé par la perte de ses parents (on le voit également aller déposer des fleurs à l’endroit de leur mort) et que sa personnalité en est toujours très marquée.
Pourtant, son silence et ses maladresses ne permettent pas de comprendre sa douleur ni la manière dont il la vie. Il reste impénétrable. Le signe le plus évident de son trouble est qu’il sort la nuit déguisé en chauve-souris trouver des criminels pour les tabasser voir les tuer. Un désir basique de vengeance, de faire souffrir ceux qui l’ont faire souffrir, de conjurer le destin impitoyable.
Batman serait l’expression la plus incontrôlable de la douleur de Bruce Wayne, l’excroissance pathologique d’un cerveau dévasté. L’homme veut faire mal et peur comme on lui a fait mal et peur mais aussi, il en a l’opportunité grâce à l’argent laissé par ses parents. L’enfant d’une classe sociale plus modeste n’aurait pas eu les moyens ni le temps de se faire justice lui-même ou de se créer un personnage. Il aurait été obligé de faire son deuil, de se tourner vers sa vie. Bruce Wayne a tous les moyens d’exprimer sa colère et sa peine sans limite, il peut se concentrer sur elles sans penser aux conséquences.
D’ailleurs, sa première apparition est aussi troublante puisqu’il s’attaque aux criminels après qu’ils aient commis l’agression. Si la famille attaquée avait dû subir le même sort que la sienne, Batman n’aurait pas été là pour l’empêcher. Il y a une sorte d’échec dans ce fait. Troublant également, la seule autre différence entre les deux scènes est la classe sociale des personnages. Les Waynes sont fortunés, les criminels en costume, les premières victimes semblent de classe moyenne, leurs agresseurs sont sales, mal habillés, mal rasés et blanc comme des cadavres.
Le crime n’épargne ni les riches ni les pauvres (dans le film en tout cas). Tout le monde est touché par cette avarice qui a envahi les rues ; les assassins n’en veulent au départ qu’à l’argent des Waynes. Les parents de Bruce meurent pour un collier, Jack tire parce que le père de Bruce se jette sur le voleur de collier comme par réflexe. Evidemment, ça ne justifie en rien son comportement, simplement, le lien est fait. Et ce lien est important puisque Bruce Wayne se retrouve sans famille mais riche. Il ne lui reste de ses parents que la raison principale de leur mort. Rien d’autre n’est développé. Les Waynes ne sont que deux riches souriants qui sont riches et… souriants. Si l’on veut être méchant, on peut même dire qu’au final ça ne fait pas une grande différence qu’ils soient morts puisqu’ils ont à peu près autant de présence que leur maison. Il est d’ailleurs assez énigmatique que leur mort soit symbolisée par les perles du collier et le pop-corn tombant au sol et se mélangeant. Je comprends que Lana Turner soit symbolisée par son tube de rouge-à-lèvre dans « The Postman Always Rings Twice » et qu’il roule au sol lorsqu’elle meurt mais ici, l’association est moins claire. La maman est une perle et le papa un pop-corn ? L’inverse ?
Toujours est-il que l’on peut comprendre que Bruce Wayne ne puisse se dire que le véritable responsable de la mort de ses parents c’est l’argent, parce que c’est également son premier objet d’amour. Bruce Wayne est l’enfant du capitalisme.
III – Le Joker et l’argent
Une des caractéristiques distinctives du Joker, c’est son dégoût pour le rapport des gens à l’argent.
Son attaque finale consiste à attirer la foule de Gotham près de son ballon qui répand des gaz toxiques en jetant des billets. A l’exposition, il renseigne un de ses hommes sur le fait que l’un des tableaux soit le portrait du président présent sur le billet de 1$ ce qui amène son homme de main à dessiner un dollar sur le tableau. Alors qu’ils dévastent l’exposition, le fait qu’un dollar soit dessiné sur une des œuvres suggère un point de vue intéressant. Surtout que le Joker empêchera un tableau d’être abîmé parce qu’il l’aime bien. Le même message ressort de son opinion du portfolio de Vicky Vale (qui est une sacrée Miss Capitalisme). Les photos esthétiques sont cataloguées dans le « merdique » (« crap ») alors que les photos plus dures d’enfants qui meurent de faim ou de cadavres lui semblent être de l’art.
La culture capitaliste est une culture qui pousse les gens à vivre leur vie comme s’ils étaient immortels ou comme si la mort était une transgression de la vie, le fait que le Joker soit si enthousiaste vis-à-vis de la représentation de la mort est à relier à son dégoût de l’argent. De même que d’autres de ses attaques, celle faite à la beauté, au consumérisme, à la télévision et à l’amour (quand il rend visite à Vicky).
Toute la haine des conventions et des règles de la société capitaliste que le Joker étale est plutôt intéressante. Ses critiques ne sont pas nécessairement débiles, ce qui fait de lui un « méchant » c’est seulement sa radicalité un peu… radicale.
IV Bruce=>Batman=>Joker
Nous avons noté dans la troisième partie que Bruce Wayne ne pourrait certainement pas remettre en question le fonctionnement du système capitaliste puisqu’il incarne son premier objet d’amour. Que se passerait-il alors, s’il était conscient du fait que le fonctionnement économique de Gotham a à voir avec la mort de ses parents et qu’eux-mêmes, qui profitaient si bien de ce fonctionnement, ne sont pas étrangers à leur mort ? Comment le petit Bruce aurait-il pu accepter sa haine des causes de la mort de ses parents alors qu’ils font parties de ces causes ?
C’est facile, le cinéma nous le sert à toutes les sauces ces derniers temps. J’ai nommé la grande, la magnifique, la très commode fragmentation de la personnalité.
Dans ce cas précis, ça n’est pas dur à imaginer puisqu’il est avéré dès le début que Bruce Wayne a une personnalité fragmentée.
Batman est la personnalité du renoncement. Bruce Wayne se voile la face est plutôt que de remettre en question les valeurs de ses parents, il punit ceux qui s’y attaquent, sauvant au passage un certain nombre de victimes potentielles.
Mais cette conduite ne le satisfait pas, elle ne lui permet pas d’être lui-même, de revenir à la vie. Il est bloqué dans une envie de faire plaisir à papa et maman pour se sentir digne de leur amour qui l’empêche de s’opposer à leurs valeurs. Ce phénomène est souvent souligné par les psychologues. Celui qui fait qu’à la mort des parents ils acquièrent parfois un statut divin qui empêche l’enfant de remettre en question leurs idées.
Ce dont le petit Bruce Wayne a besoin, c’est d’une autre source d’affection. Affection qu’il trouve chez Vicky Vale. La jeune femme est parfaite car elle marie l’incarnation des valeurs capitalistes mais semble posséder une personnalité plus profonde. Bruce Wayne trouve en elle, la personne qui lui permettrait de faire le saut d’une idéologie à une autre sans perdre l’objet d’amour.
Il est extrêmement significatif que le Joker interrompe la tentative d’aveux de Bruce à Vicky. Alors qu’il se rapproche de plus en plus d’un comportement enfantin en essayant d’articuler « I’m Batman », le Joker sonne à la porte. Vicky le laisse entrer et il lance : « Nice place you’ve got here, lots of space. » La même réplique que Bruce Wayne quelques minutes plus tôt. L’association est faite. Aussi, à ce moment du film Vicky a couché avec Bruce, donc il peut entrer dans son appartement. Entrer chez quelqu'un est extrêmement souvent utilisé pour signifier "coucher avec" dans les films. Et ici, Vicky laisse donc entrer Bruce mais également le Joker. Ils sont réellement en rivalité. Peut-être qu'elle ne savait pas cependant qu'en laissant entrer Bruce, elle laissait également entrer le Joker.
Le Joker est donc une autre facette de la personnalité de Bruce Wayne. Evidemment, ils sont deux personnes bien différentes dans le film, mais au niveau métaphorique, le Joker est une excroissance de la colère de Bruce Wayne. C’est la partie de lui qu’il ne peut pas assumer, sa haine de l’argent et des gens de Gotham City qu’il tente déjà d’apaiser au travers de Batman.
Lorsqu’il soustrait Vicky au Joker dans le musée, celui-ci s’exclame : « Where does he gets those wonderful toys ? » Les gadgets du Batman sont ici associés à des jouets, à quelque chose d’enfantin. Que dire du costume de chauve-souris au final ? ou du cri « He stole my balloons » du joker quand Batman détache les ballons remplis de gaz toxique de son char ? Une fantaisie enfantine imprègne l’histoire de Batman et la gothique Gotham city pourrait tout aussi être la vision d’une mégapole oppressante d’un petit Bruce Wayne.
Le premier Batman est/était souvent critiqué pour sa noirceur, mais que dirait-on si le Joker était considéré comme le fantasme incarné de Bruce Wayne ? Si l’on pouvait se dire que lorsqu’il lâche Jack Napier dans la grande marmite remplie d’un liquide vert fluorescent, enfantin une fois encore, Batman sait ce qu’il va lancer sur Gotham City.
Un des autres éléments qui va dans ce sens, c’est la bataille perdu d’avance du Joker pour soustraire Vicky Vale à Bruce Wayne. Quand celle-ci fait du charme au Joker pour le distraire et permettre à Batman de l’attaquer, cela semble assez grossier et inutile. Or, cette trahison amoureuse peut être également ce qui en réalité achève le Joker.
D’ailleurs il attente aux jours de Vicky Vale réellement pour la première fois juste après (le jet d’acide est amené comme une tentative de la rendre similaire à lui ou d’en faire une œuvre d’art) lorsqu’il lui tend une main qui se détache.
Ce geste ne ferait-il pas de Vicky une sacré girouette (pour rester poli) ? Elle comptait faire quoi après, regarder Batman mourir en disant "Oh nooooon ! Je suis tellement désolée pour toi ! Mais je suis impuissante tu comprends."
L’identité profonde de Bruce Wayne (Joker) ne trouvant pas l’amour dont elle a besoin pour émerger, elle s’éclipse. Le symbole du Batman (la gargoyle) l’élimine, pas Batman, et lorsque Jack Napier est mort au pied de la cathédrale, le Joker lui, rit toujours.
D’ailleurs, le Joker nait dans la scène qui suit la rencontre de Vicky et Bruce. La jeune femme déclenche l'apparition de l’idée que l’individu torturé qui se cache au fond de lui pourrait trouver de l’amour. Le joker sort de Batman.
Conclusion
Cet article est intitulé « C’est Joker le gentil » et il ne semble en rien démontrer cette affirmation. Mais simplement, le Joker est humain là où Batman et Bruce Wayne ne le sont plus. Ils ont abandonnés leurs envies profondes et se sont soumis à un système qu’ils réprouvent tout deux.
L’absence de sourire de Bruce Wayne ne vient pas de son sérieux, de son implication, des sacrifices qu’il fait, bref, ça n’est pas comme, dans les films de Nolan, un signe du héros romantique qui se laisse emporté par son désir de justice et sa noblesse profonde. L’absence de sourire du Bruce Wayne du premier Batman, c’est juste la haine du monde qui l’entoure. Il est malheureux de ne pas pouvoir être lui-même dans une société qui reposent sur des valeurs auxquelles il ne croit plus.
Un jeu amusant consiste à regarder « The Dark Knight » en imaginant que les actes du Joker sont les actes fantasmés de Batman/Bruce. Le film en devient très intéressant, et bien plus cohérent.