Esther : Une Mère sans instinct maternel. P3. (1800 mots)
Il y a un élément symbolique d’Esther qui m’a longtemps posé problème : L’hiver, la glace.
C’est mon indice #23 d’un sous-texte. Le froid.
Je me demandais pourquoi l’histoire était plongée dans les basses températures du début à la fin, dans l’isolation, la solitude, l’absence d’amour. Je n’en trouvais pas la cause centrale. Bien sûr, Kate a perdu un enfant, il y a de la douleur dans cette famille mais cela ne justifiait pas l’utilisation d’une image si forte que celle de l’hiver perpétuel. La douleur, le deuil, ne sont pas nécessairement l’isolement.
Ce n’est que récemment que j’en suis venu à accepter que cet élément porte bien son sens habituel. Il y a dans cette famille un profond problème affectif. Une solitude. Derrière les apparences, la famille Coleman est totalement disloquée, effondrée, c’est une coquille vide.
Esther illustre bien la manière dont tout, dans une œuvre de littérature, est une métaphore, une image, une figure de style. Je m’explique :
Avant d’être un film d’horreur, Esther est l’histoire d’une famille et celle d’une adoption. Il est nécessaire que les dynamiques internes de cette famille nous soient dépeintes. Or, le film n’a que très peu d’espace pour nous les faire comprendre et il va donc falloir user d’une astuce pour décrire une généralité à partir d’une scène isolée.
J’utilise donc le terme métaphore car ce que l’on nous montre en quelques interactions décrit en fait, par comparaison, des dynamiques généralisables mais sans comparant explicité.
À 7min, Kate a ramené Maxine de l’école, elles sont toutes les deux à la maison. Kate joue du piano et tente de composer.
L'idéal de Kate: un enfant qui embellit la maison, reste immobile derrière une vitre et ne fait pas de bruit.
Maxine s’entraîne au basket dans le garage, cogne contre le mur avec le ballon et empêche Kate de se concentrer. La mère s’agace et va interpeler sa fille pour lui demander d’arrêter.
L’écriture est joliment nuancée ici puisque Kate réalise la sévérité de son ton et s’excuse de sa colère. Ce qui crée une illusion d’adéquation. Nous pouvons en tirer l’impression que Kate est une bonne mère puisqu’elle ne s’emporte pas sur ses enfants sans raison ni considération pour leurs ressentis, qu’elle sait se remettre en question. Le problème, c’est déjà qu’elle ose prononcer la phrase : « Maman essaye de jouer » (Mommy is trying to play).
Quel beau jeu sur le double sens du verbe « jouer ». Nous ne jouons pas d’un instrument comme nous jouons à un jeu, mais l’usage des deux sens fait ressortir magnifiquement qu’à importance égale, c’est l’activité de Kate qui prévaut. Toutes deux jouent, mais Maxine doit arrêter pour que maman puisse le faire tranquillement. « Je ne suis bien que lorsque tu fais oublier ton existence, lorsque tu arrêtes d'essayer d'être heureuse. »
On pourra mesurer par la suite la profonde violence de cette requête de Kate puisque, laissée à elle-même, Maxine est un jour tombée dans la mare et a failli se noyer. C’est à cet accident qu’elle doit sa surdité. Une mère qui aime sa fille serait rassurée par le son du ballon. Si Maxine fait du bruit c’est que tout va bien. Mais non, Kate s’en agace.
Sa requête impatiente à sa fille ne peut que faire sentir à la petite que sa mère n’est pas traumatisée d’avoir failli la perdre, que ça ne la dérangerait pas tant que ça de ne plus l’avoir.
"Je suis sourde maman, je n'ai pas la possibilité physique de juger des nuisances sonores que je peux produire."
John apparaît avec Danny et Kate s'exclame: « Daddy’s here ». Un constat inutile et étrange, enthousiaste et soulagé, qui donne le sentiment qu’elle se positionne elle-même en petite fille, comme si Kate et Maxine étaient sur un pied d'égalité, qu'elle n'avait pas de responsabilité envers Maxine.
La situation évolue de manière amusante puisque Danny s’empresse d’aller jouer au basket avec Maxine. On comprend que la fillette s’entraînait pour l’impressionner, ou son père. Danny écrase sa petite sœur sans scrupule, il ne montre aucune empathie ni douceur envers elle, il la traite purement comme un adversaire. John intervient et permet à Maxine de marquer un panier. Elle resplendit de joie.
"Tu as vu teigne ? C'est vers moi que papa est venu directement. Et lui, il m'a fait marquer un panier, il ne m'a pas reproché de "jouer" !"
Kate sourit avec chaleur mais elle laisse transparaître une gêne : elle mesure la médiocrité du comportement qu’elle vient d’avoir.
"Ah mince, oui. Il me semble que j'avais lu quelque part que c'était bien de s'occuper un peu de ses enfants."
Kate est humilié, constate le désintérêt de son fils pour elle mais aussi son incapacité à s’occuper de sa fille ou à comprendre le langage de ses enfants. Elle se sent seule et décalée.
Cette scène souligne d’importantes tensions au sein de la famille et s’insère en plus à l’intérieur du cheminement mental qui va mener Kate a décider d’adopter.
Le constat négatif que dresse ces deux petites minutes de film n’est pas anodin. Au contraire, il nous dit tout de la solitude, de la détresse, de l’insatisfaction profonde de Kate quant à sa vie familiale et son rôle de mère.
"Comment ça s'est passé ?" Daniel esquive la main de sa mère. Il ne veut pas qu'elle le traite comme un enfant.
Elle pousse un profond soupir. Vraiment, elle essaye mais échoue. Je me moque de son comportement, mais il y a de véritables indices de l'amour que Kate porte à ses enfants. La froideur dont je parle dans l'article n'est pas de l'indifférence.
J'aime beaucoup la manière dont la scène est cloturée. Avec la balle abandonnée qui rebondit et s'arrête devant la caméra. Cela m'évoque le plan final d'un film d'horreur avec la main d'une victime qui se détend alors que la vie quitte son corps. L'espoir de Kate meurt dans cette scène. Fini de jouer. Et John qui porte un sac, comme d'habitude. Le servant. L'utile. Celui qui ne rêve même pas d'être accepté pour ce qu'il est, uniquement pour ce qu'il apporte. Le sort de la plupart des hommes dans nos cultures s'ils veulent obtenir quelque chose de la vie. Etre des larbins.
La glace et la neige, c’est elle, avant tout. Le lac gelé, c’est son utérus, son ventre, son instinct maternel incapable d’aimer normalement.
Je suis ici obligé d’émettre une hypothèse à un lieu auquel j’aimerais avoir une explication solide et démontrable. La cause du problème de Kate, selon moi, est son perfectionnisme morbide. Je ne parle pas d’une arrogance mais d’une exigence excessive envers elle-même. On dirait que Kate a besoin de se sentir irréprochable pour se sentir une valeur quelconque. Par extension, tout se doit d’être parfait autour d’elle.
Ces éléments sont assez observables, ce qui me gêne c’est qu’une telle personnalité aurait besoin d’être expliquée et qu’elle ne l’est pas.
On peut deviner certains aspects de cette personnalité dans la manière dont Esther va la séduire: la "fillette" explique que les autres enfants ne lui parlent pas, qu’elle les trouve ennuyeux, probablement parce qu’elle est « différente. » Kate se jette sur l’opportunité d’affirmer qu’« il n’y a rien de mal à être différent. »
Puis, l’air de rien, Esther explique qu’elle pense qu’il est utile dans la vie de savoir transformer quelque chose de négatif, en quelque chose de positif.
On pense à la fausse-couche de Kate qui se transformerait en adoption, c’est un sens légitime, mais cette interaction dépeint l’illusion d’une connexion profonde se créant entre Kate et Esther, or Kate et John sont déjà là pour adopter, Esther n’a pas besoin d’argumenter en ce sens. Ce qu’elle veut c’est être choisie.
Je pense que cette phrase résonne en Kate parce qu’elle porte en elle un traumatisme que le film garde sous silence. Ce sentiment d’être différente, cet isolement qu’elle reproduit autour d’elle et auquel elle ne parvient pas à échapper, tout cela vient d’autre chose que de la perte d’un bébé (qui est arrivée très tard dans sa vie) ou de la tromperie d’un mari (qu’elle a apprise deux ans auparavant). Kate a vécu quelque chose de traumatisant qui a orienté son développement psychologique.
Le fait que la mère de John se permette de parler à Kate comme à sa fille me donne l’impression que Kate est orpheline et son perfectionnisme, qu’elle a été abandonnée. Cette idée me semble fonctionner parfaitement, le problème c’est que je n'en vois aucun indice/indicateur direct.
En même temps, indiquer que Kate a été abandonnée par un tabou absolu ne serait pas la pire manière de représenter le problème. Les non-dits suggèrent un trouble bien plus profond et irrésolu que ce qui peut être abordé. Kate ne prononce jamais un mot sur ses parents absents.
Il n'est jamais question de faire rencontrer ses grand-parents maternels à Esther. C'est un élément fort. Les Colemans célèbrent l'adoption par une fête, on l'accueille avec des cadeaux. Les parents de Kate sont absents et rien n'est dit sur le sujet. Il n'y a pas de coup de fil et Kate ne se tourne jamais vers eux.
Kate n'a clairement pas de parents et aucun drame n'est abordé, aucune photo du passé n'est aperçue. Kate a été abandonnée.
Par "parler comme à sa fille", je veux dire lui demander frontalement des comptes sur chacune des dimensions de sa vie sans tact et avec condescendance. Kate se jette sur le gateau en un geste de pure boulimie adolescente, manque affectif.
Cette idée de « transformer quelque chose de négatif en positif » sortie de la bouche d’Esther me donne vraiment cette impression que Kate a été abandonnée. Elle se serait sentie inférieure et différente en conséquence de son atroce destin et aurait transformé celui-ci en « quelque chose de positif » en s’efforçant d’être un exemple, un modèle de perfection, en tout point, cela malgré les forces rassemblées contre elle. Cette idée de transformer sa vie en démonstration est un réel moteur, un mécanisme de défense. Hélas, le besoin de prouver que l'on avait une valeur et que l'on ne méritait pas ce que l'on a subi tourne également facilement à l'aliénation.
Par exemple, Kate se choisit un époux architecte qui leur construit une maison de rêve. On voit qu’elle est tournée vers une dimension symbolique simpliste. John fabrique des « maisons », « homes » a un sens bien plus profond en anglais. Home c’est le foyer, la famille, le soutien, la paix, le sens.
Ainsi, le fait que John soit architecte indique cette quête de perfection de Kate. La "perfection" c'est la valeur ostentatoire, la valeur indéniable. Elle se choisit un époux dont le métier serait d’être un époux, un homme qui serait un professionnel en la matière.
On peut d’ailleurs facilement voir en quoi John représente, en apparence, le parfait petit mari et ce n’est pas pour rien que les femmes du quartier tentent d’obtenir ses faveurs sexuelles. C'est un trophée, coucher avec lui porte un sens de reconnaissance de valeur symbolique forte. "Seule une femme de qualité peut attirer l'attention d'un tel homme," c'est faux mais c'est la façon dont fonctionne le monde désespéré des apparences.
L’idée que Kate est orpheline fonctionne également avec le fait qu’alors qu’elle ne parvient pas à établir une connexion avec ses enfants, elle espère y parvenir avec une petite fille adoptée.
"Z'ai tellement d'amour à donner tu comprends ?" "Pourquoi tu ne le donnes pas à nos enfants ?" "Ces deux p'tits morveux co-dependants ? Tu rigoles ?"
Ce qui nous ramène au froid et à la neige. Le centre de l’histoire c’est ce trouble de Kate. Son incapacité à jouer son rôle de mère à cause du fait qu’elle aurait été abandonnée enfant. Immédiatement poussée dans l’âge adulte, elle ne parviendrait pas à établir une connexion avec son fils et sa fille dont elle ne comprend pas l’immaturité. Elle aurait également de sérieux problèmes d’estime de soi dus à cette autonomie individuelle précoce obligatoire.
A ce niveau, la maladie d’Esther deviendrait une métaphore de ce que Kate a enduré/va lui infliger. Prête à tout pour mériter l’amour de sa nouvelle mère, Esther deviendrait adulte parce qu’inconsciemment c’est ce que Kate attend d’elle.
Comme je le disais plus haut, le lac, c’est son utérus glacé, stérile. Le film se termine sur ce lac mais on l’aperçoit déjà avant. La maison est introduite comme construite sur celui-ci. Mais aussi, le rendez-vous chez le psy est introduit comme une extension de ce problème de maternité froide.
J’ai souligné dans l’introduction de cet article, ce plan étrange qui passe de Kate repliée sur elle-même dans la salle de bain à une rue enneigée puis à son rendez-vous.
La position que Kate adopte est celle d'un corps qui se contorsionne autour du ventre, de l'utérus. Kate a-t-elle des douleurs ? Anxiété, cycle menstruel ? On apprend dans son journal qu'elle n'a plus ses règles. Elle est devenu stérile suite à la perte de Jessica.
En tout cas, c'est son ventre qui est la force active de ce plan. Il plie Kate à sa volonté, c'est de ce ventre que nait la suite. Kate se retrouve elle-même enfermée comme dans un utérus. Cet enfermement, le champs restreint de la caméra, le mur de la salle de bain, deviennent le socle de sa vie en société, le trottoir de la ville, enneigé, problème primordial qui la mène directement chez la psy.
Une image de Kate au stade foetal. Le ventre de sa mère est froid, dur, anguleux. Il n'a été que pratique. Suffisant pour qu'elle vive mais pas pour la faire se sentir accueillie au monde.
Sa vie en société est un séjour perpétuel chez le psy, Kate ne se sent pas à sa place dans le monde. C'est un travail sur soi perpétuel.
Vient sa vie familiale. Le lieu de l'amour, de la chaleur et de l'acceptation. Hélas, là aussi, c'est l'échec. Kate a un contrôle total sur sa vie et n'est parvenue qu'à construire une extension descriptive de son mal.
Que penser de la vision d'Esther dans ce contexte ?
Esther qui veut du sang, du feu, du sexe. Des couleurs qui illuminent la nuit. Elle n'a rien et elle est prête à tout pour obtenir ce que la vie devrait lui donner. Elle ne veut pas "tout", elle veut ce qu'il est légitime qu'elle désire en tant qu'être humain. De son côté, Kate a accès à tout cela, mais ne parvient pas à l'apprécier. Toutes les deux prisonnières de leur destin tragique.
A suivre.